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Georgette Chaillot-Nikolitch, pionnière de la probation

Georgette Chaillot-Nikolitch, pionnière de la probation
Publié le 09/08/2022 à 15:00

La loi du 11 avril 1946 autorisant à l'un et l'autre sexe d'exercer les fonctions de magistrat a révolutionné le paysage judiciaire des années suivantes, en permettant à des femmes de se projeter dans une nouvelle profession. Si l'entrée des femmes dans la magistrature n'a été que très progressive, certaines ont tout de suite voulu présenter leur candidature, tant elles étaient motivées à l'idée d'exercer cette mission.

Georgette Chaillot-Nikolitch en fait partie. Non seulement elle a été une des premières magistrates en France, mais son intérêt pour le suivi des condamnés en a fait une pionnière de la probation, champ innovant qu'elle a contribué à définir.

Une femme de lettres couronnée par l’Académie

Georgette Chaillot est née le 12 novembre 1900 (1) à Bordeaux. Elle est immergée dès l’enfance dans l’univers judiciaire, car son père, Georges-Eugène Chaillot, est lui-même avocat, maire d’Artigues-près-Bordeaux, et président du tribunal de police de la Seine jusqu’en 1945.

Elle obtient son baccalauréat en 1919, l’année même où les femmes sont autorisées à passer le « baccalauréat féminin ». Inscrite à la faculté de droit de Paris, elle obtient sa licence en droit le 7 juillet 1921. Érudite, brillante et déterminée, elle prolonge ses études à la faculté de lettres où les femmes sont encore très peu nombreuses. Elle obtient un certificat de littérature française en 1923, puis un certificat d’histoire de l’art et de psychologie en 1924, et enfin une licence de lettres en 1925.

Elle cultive ce goût et son talent pour la poésie en publiant la même année un recueil en vers intitulé Le Rosier merveilleux. Deux autres ouvrages suivront, Musiques de la Vie en 1937 et La Nuit toute en fleurs, qui seront tous deux récompensés par l’Académie Française (2).

En 1949, elle devient également lauréate de la Société des Poètes Français, qui lui remet le Prix Desbordes-Valmore, attribué aux poétesses les plus illustres.

Ses vers, aux accents lyriques et naturalistes, expriment toute la force de son caractère, la pulsion de vie et la profonde humanité qui l’animent. Elle y évoque rarement la justice, mais convoque avec talent les tourments de l’âme et du désir, la douleur de la condition humaine, notamment celle des détenus.

Mariée en 1920 à l’avocat yougoslave Militch Nikolitch, né en 1896 en Yougoslavie, elle adossera le nom de ce dernier à son nom de naissance.

Après avoir suivi ses études pendant la guerre de 1914-1918, elle est percutée de plein fouet par le second conflit mondial : déportée politique avec son époux et l’ensemble des membres de la Légation Yougoslave de France, elle est internée à Reichenau, puis emmenée le 8 avril 1941 à Bad Schachen, avant d’être déplacée à Belgrade en résidence forcée jusqu’à la Libération. Elle achève finalement avec son mari, le 1er novembre 1942, un an, six mois et 22 jours de déportation (3).

Une entrée dans la magistrature remarquée

Georgette Chaillot-Nikolitch intègre le barreau de la cour d’appel de Paris le 10 octobre 1929. Pendant 17 années, elle est une avocate éloquente, dont l’habileté à l’audience est soulignée dans les gazettes des chroniqueurs judiciaires (4).

Le 16 mai 1946, alors que la loi autorisant l’accès des femmes à la magistrature est promulguée depuis à peine un mois, elle est l’une des premières avocates à demander son intégration. Elle demande alors un poste de juge de 1re, ou à défaut de 2e classe, dans un tribunal de région parisienne, afin d’éviter une séparation géographique avec son époux, membre de l’ambassade de Yougoslavie à Paris.

Consciente des barrières opposées aux femmes mais déterminée, elle déclare dans un entretien publié par le journal Le Figaro : « Mes années de Barreau me donnaient droit à ce poste d’emblée. Mais je voulais entrer dans la magistrature : alors j’ai accepté le poste de juge suppléant, bien qu’il soit le plus bas de l’échelle, celui qu’on offre aux débutants (5). » En dépit de sa légitimité et de sa grande expertise juridique, dans un monde judiciaire encore presque exclusivement masculin, elle accepte, à 46 ans, un poste de juge suppléante dans le ressort de la cour d’appel d’Orléans, le 5 décembre 1946.

En dépit de sa modestie, et alors qu’elle entre ainsi avec discrétion par la « petite porte » dans la magistrature, elle est très rapidement remarquée pour ses qualités de juriste, son implication et son grand professionnalisme. Les chefs de juridiction d’Orléans écrivent ainsi à son propos : « Elle dirige les enquêtes avec tact et autorité, s’imposant par sa fermeté près des officiers ministériels », et soulignent ses connaissances étendues tant en droit pénal que civil. Les chefs de Cour soulignent sa parfaite connaissance du droit, son « jugement sûr et pondéré » et « son autorité empreinte de bienveillance », estimant qu’elle « est certainement d’un niveau bien supérieur à celui de la moyenne des juges suppléants ». Ils concluent dans un commentaire laudateur rare qu’il « importe qu’elle occupe plutôt un poste répondant à son âge et à son talent (6) ».

Se distinguant rapidement par sa hauteur de vue et sa capacité à endosser des responsabilités, elle occupe à plusieurs reprises des fonctions de cheffe de juridiction, toujours par intérim ou « à titre provisoire ». Ainsi, elle est procureur par intérim au parquet de Chinon en septembre 1947, puis est affectée provisoirement au tribunal de Fontainebleau pour y tenir le rôle de procureure de la République (7).

Sa condition de femme reste pourtant une entrave : elle le relève notamment dans son rapport adressé au garde des Sceaux en juin 1950 à l’issue d’un stage de formation. Alors qu’elle souligne l'intérêt d'avoir pu assister, par exemple, à une autopsie médico-légale, dont elle rend compte avec force détails, elle rapporte : « Je n’ai pas été autorisée à visiter [la Bourse] à mon grand regret, les femmes n’étant pas encore admises, même quand elles sont juge d’instruction8. »

Pénaliste chevronnée, elle exerce de nombreuses fonctions en sillonnant les tribunaux de la région parisienne et de l’est, de Pontoise à Châlons-sur-Marne en passant par Sens, mais aussi à Agen, notamment au parquet, au tribunal correctionnel et en tant que juge d’instruction.

Ayant atteint la limite d’âge, elle est admise à la retraire le 12 novembre 1967, après 40 années de carrière judiciaire, dont 21 en tant que magistrate. Désireuse de continuer à servir l'institution judiciaire jusqu’au bout, elle devient magistrate honoraire au tribunal de grande instance de Versailles.

Pionnière de la probation

Chargée des questions « post pénales » dès ses débuts à Orléans, les premières ébauches de système de probation suscitent immédiatement son intérêt, lorsque l’application des peines entre dans le champ judiciaire. « Je dois l’avouer, j’ai été un peu surprise (…). Cette prison, de par son essence même, de par son rôle, peut-elle guérir ? » s’interroge-t-elle (9).

Rapidement convertie, et d’un naturel curieux et volontaire, elle s'investit très tôt dans ces dispositifs de placement et d’accompagnement des libérés. Elle contribue ainsi, par son implication personnelle, à une démarche expérimentale et à la constitution d’un socle de pratiques professionnelles qui marquent la construction du droit pénitentiaire, du droit de l'application des peines et les concepts de la probation (10).

Son engagement en matière de suivi des condamnés et libérés, et « ses résultats remarquables et exceptionnels » en la matière, sont tels que le directeur général de l’administration pénitentiaire fait part de son admiration au Premier président et procureur général de la cour d’appel d’Orléans (11).

Elle devient membre d’un des premiers comités d’assistance et de placement des libérés (12), instaurés en 1946 au siège de chaque tribunal sur le modèle de la probation anglaise.

Percevant l'enjeu majeur pour la justice dans les années qui suivront, elle défend avec ferveur cette nouvelle méthode destinée à la lutte contre la récidive et à favoriser la réinsertion : « Moi je crois à cette œuvre, et je fais l’impossible pour caser mes bonshommes, (…) je vais enquêter moi-même auprès des chefs d’entreprise pour savoir si c’est le manque de travail ou la mauvaise volonté qui m’empêchent de placer ces délinquants, souvent plus faibles que méchants (…). Je choisis moi-même le personnel chargé de les surveiller à distance (13). »

Femme de conviction et d’énergie, Georgette Chaillot-Nikolitch est l’une des premières magistrates engagées sur le terrain de l’insertion et du suivi des condamnés. Son approche de la matière pénitentiaire reflète sa profonde humanité et son sens de l’action, mais aussi son caractère visionnaire et son sens de l’innovation, au profit d’une justice inscrite au cœur de la condition humaine.

Décédée le 1er mai 1981, son souvenir a été évoqué lors de la commémoration des 150 ans du palais de justice de Châlons-en-Champagne le 6 mai 2022, grâce à l'initiative de deux femmes, première dyarchie féminine de ce tribunal : Jennyfer Picoury, présidente, et Ombeline Mahuzier, procureure de la République.

Georgette Chaillot-Nikolitch a été en effet la première femme nommée à Châlons, anciennement Châlons-sur-Marne, en 1950. Un panneau retraçant sa vie et ses réalisations a été réalisé et posé aux murs de la salle des pas perdus afin de rendre visibles son parcours, ses engagements, comme sa poésie.

 

         Gwenola Joly-Coz, Première présidente de la cour d’appel de Poitiers, 

Ombeline Mahuzier, procureure de la République de Châlons-en-Champagne

(avec la participation d'Aglaé Gourlaouen, étudiante en Sciences politiques)

 

 

1) La même année que Charlotte Béquignon-Lagarde, voir son portrait dans JSS du 28 octobre 2018. 

2) L’Académie Française lui décerne le Prix Archéron-Despérouses en 1937 pour son recueil Musiques de la Vie, puis le Prix Amélie-Mesureur-de-Wally en 1946 pour La Nuit toute en fleurs, prix annuel décerné à un ouvrage « du plus pur style classique». Source: academie-française.fr.

3) Source : dossier administratif des archives ministérielles : lettre manuscrite de Mme Chaillot Nikolitch du 16 mai 1946, attestation de la légation royale de Yougoslavie en France datée du 23 mai 1945. 

4) Article du 3 octobre 1935 de l’hebdomadaire « Candide», consultable en ligne: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k46770752/f15.item.r=georgette%20chaillot%20nikolitch.zoom 

5) Source: Le Figaro 21 octobre 1947 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t563636k/f2.item.r=Georgette%20CHAILLOT%20NIKOLITCH.zoom

6) Sources: dossier administratif, notices d’évaluation du 6 juin 1947 et du 30 juin 1948. 

7) Procès-verbal d’installation du 3 septembre 1948, extrait des minutes du greffe. 

8) Source: rapport de Mme Chaillot-Nikolitch au garde des Sceaux issu de son dossier administratif, stage de juin 1950. 

9) Source: idem. 

10) Histoire du milieu ouvert et de ses personnels, Christian Carlier et Marc Renneville, Criminocorpus. 

11) Source: observations des chefs de cour du 30 juin 1948. 

12) Archives contemporaines de la justice, circulaire du 1er février 1946, repères de textes Criminocorpus.

13) Source: article du 21 octobre 1947 du Figaro, consultable en ligne: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t563636k/f2.item.r=Georgette%20CHAILLOT%20NIKOLITCH.zoom

 

1 commentaire
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Henri Bourjade
- la semaine dernière
J.'ai connu, un peu, madame Nikolitch lorsqu' elle était retraitée à Beauville, Lot et Garonne, avec son mari dans une chaise roulante.
Elle ne laissait rien transparaître de son passé.
Probablement personne, ou presque, ne s'en doutait et ne s'en souvient à Beauville.

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