Depuis la mi-mars, le tribunal judiciaire de Colmar expérimente l’audience de règlement amiable, dernière arrivée dans la boîte à outils des MARD. Une nouveauté qui pourrait bien révolutionner l’office des juges, selon Ombeline Mahuzier. La présidente de la juridiction milite pour que les magistrats développent une approche empruntée à la psychologie, dite « systémique », afin de mieux comprendre ce qui se joue entre les parties.
JSS : Au TJ de Colmar,
la première audience d’ARA a eu lieu le 22 mars. A-t-elle débouché sur un
accord ? Pourquoi avoir attendu plusieurs mois après la création de
ce nouveau MARD pour organiser une telle audience ?
Ombeline Mahuzier :
C’était une première qui n’a pas eu le dénouement espéré, mais elle a eu le
mérite d’ouvrir le bal et de nous permettre a posteriori d’identifier ce qui
pouvait être amélioré. Une audience ultérieure a débouché sur un
accord total, une autre sur un accord partiel, nos efforts commencent à payer.
Par ailleurs, il nous a fallu
un certain temps pour orchestrer les premières audiences, car les textes
d’application sont sortis très tard : le décret qui crée l’ARA est sorti
le 29 juillet 2023, pour une entrée en vigueur au 1er novembre.
Concrètement, la circulaire venue apporter un mode opératoire pour cette mise
en œuvre date du 17 octobre, soit 15 jours avant l’entrée en vigueur… Il était
compliqué de concevoir une organisation opérationnelle avant cela ! Il
aurait fallu anticiper davantage, mais le dispositif n’était pas encore
applicable juridiquement dans tous les cas.
Dès le 1er
janvier, des créneaux d’audience étaient prévus pour des ARA, mais ils n’ont
pas été immédiatement remplis, en raison d’une vraie difficulté : fixer
des dossiers à des audiences présume une orientation en amont, ce qui suppose
d’avoir été saisi, d’avoir étudié le dossier, d’avoir sollicité la position des
parties. Sur ce point, il n’est pas toujours pertinent de proposer une ARA
immédiatement : d’abord, il y a l’assignation aux premiers échanges et les
premières conclusions, qui permettent aux parties de jauger l’enjeu du litige,
d’avoir une base de discussion. Il faut que les échanges aient déjà pu
atteindre une certaine « maturité » dans l’argumentation. La
sélection des dossiers pour une mesure amiable, leur orientation, la préparation
du terrain auprès des parties, c’est tout un travail ! C’est pour cette
raison que les audiences se remplissent au compte-gouttes pour l’instant.
JSS : Comment se passe
l’orientation d’un dossier en ARA ? Quels sont les critères déterminants
dans un dossier ?
O.M. : Pour
le moment, les demandes d’ARA initiées par les avocats sont rares – il y en a
eu une seule à ma connaissance devant le TJ de Colmar. C’est donc aux juges
d’identifier si un dossier se prête à une ARA, et d’essayer de susciter
l’accord des parties pour entrer dans cette démarche, avant même de travailler
à un accord sur le fond.
Ainsi, on ne s’est pas
contenté d’attendre les nouveaux dossiers. On est parti du stock, on a pris
tous les dossiers en attente de décision, en délibéré, pour rouvrir les débats
le cas échéant, et proposer une date d’audience d’ARA proche. L’amiable n’est
pas un « outil de gestion des flux », mais c’est en revanche une
possibilité pour les justiciables de parvenir à une solution rapide. Il nous
semblait légitime de le proposer en priorité à celles et ceux qui attendaient
déjà une décision de justice, parfois depuis plusieurs mois.
Nous avons donc réfléchi à un
véritable projet de service, dans le dialogue avec le barreau, et à une
politique de juridiction en la matière. Avec la vice-présidente coordonnatrice
du service civil, les juges du service, la magistrate honoraire de la cour
d’appel désignée pour développer l’amiable, et avec l’aide de la juriste
assistante, nous avons travaillé en collégialité. Nous avons vite constaté un
premier obstacle : les mêmes critères peuvent aboutir à une décision d’ARA
ou non.
Par exemple, un fort contenu
émotionnel rattaché à une affaire fait partie des indices favorables identifiés
par la fiche pratique du ministère de la Justice pour une orientation vers une
voie amiable. C’est vrai, mais c’est à double tranchant. Il y a des situations
où le contenu émotionnel est tel qu’il est impossible d’en rediscuter en
amiable, comme dans certaines affaires de liquidations de sociétés civiles et
immobilières, sur un terreau familial complètement crispé. Un même dossier peut
se prêter très bien à l’ARA parce que le litige est déjà très ancien, et que
les parties sont donc prêtes à renoncer à certaines demandes pour « en
finir », là où à l’inverse, l’ancienneté du dossier fait que le moment
propice à une discussion est passé, et que les parties sont arc-boutées sur
leurs positions.
Dans nos critères de
sélection, nous avons essayé d’avoir des ambitions mesurées et des objectifs
atteignables. Nous sommes parties du principe qu’il ne fallait pas orienter un
nombre trop conséquent d’audiences vers des ARA pour avoir un retour d’expérience
avant d’élargir le périmètre : nous avons voulu choisir des dossiers qui s’y
prêtaient vraiment et tirer des enseignements avant d’aller plus loin.
Quant aux caractéristiques du
litige, nous avons notamment analysé s’il pouvait y avoir une négociation –
dans plusieurs situations de droit de la construction, sur la bonne exécution
de travaux sollicités –, mais aussi prêté attention aux contextes où les
relations entre les parties devraient se poursuivre, du fait de la proximité
personnelle ou géographique. Par exemple, nous avons orienté des dossiers de
copropriété avec des problèmes de règlement de charges.
Nous avons ainsi examiné en
décembre et janvier une quarantaine de dossiers en délibéré. Dans un premier
temps, j’ai créé une audience exceptionnelle dédiée aux orientations en ARA,
que j’ai présidée, le 25 janvier 2024, avec des juges de la chambre civile, et
pendant laquelle huit dossiers ont été appelés.
JSS : Quelle a été la
réaction des avocats des parties aux dossiers ? Comment cette audience spéciale
s’est-elle conclue ?
O.M. : Il y
a eu tout un travail de conviction sur l’opportunité de l’amiable, que j’ai
essayé de mener en vue de cette audience du 25 janvier. J’ai appelé
personnellement les avocats pour leur expliquer la démarche. Avec la mise en
état électronique, beaucoup d’audiences civiles se tiennent maintenant de
manière totalement dématérialisée, il y avait donc un risque qu’ils ne soient
pas présents. Chacun reste dans son bureau, échange des conclusions
électroniques, le juge statue à distance, et le dialogue s’en trouve appauvri.
Mais les avocats sont tous
venus, et dans la moitié des dossiers, les avocats ont accepté une orientation
en ARA. C’était symbolique et encourageant. Ce qui ne les a pas empêchés, le
jour de l’audience, d’être parfois frustrés de se voir proposer une nouvelle
date d’audience plutôt qu’un délibéré. C’est bien compréhensible. Je crois
qu’ils avaient aussi besoin d’entendre que ce n’était pas une façon pour le
juge de se dédouaner, de refuser de juger. D’autant que c’est bien un magistrat
du tribunal qui reprendra le dossier en main pour
l’audience, et il ne s’agit donc pas d’alléger le travail des juges, au
contraire !
JSS : Vous avez
également profité de la première journée nationale de la relation
magistrats-avocats pour remettre le sujet de l’ARA sur le tapis…
O.M. : Oui,
le 21 mars, j’ai proposé au barreau un atelier de justice civile et amiable au
TJ de Colmar, en m’inspirant de ce qui avait été fait par le président du TJ de
Guéret, Michaël Humbert l’année précédente. La bâtonnière a tout de suite dit
oui, et de nouveau, les avocats ont répondu présents. J’y ai vu un signe fort
d’écoute et d’attention pour l’amiable, mais aussi de la qualité du dialogue
qu’on entretient avec le barreau.
« L’ARA est une façon
de replacer les parties en responsabilité.
Elles doivent être actrices de la
solution »
Ombeline Mahuzier, présidente du TJ de Colmar
Pour cet atelier, la salle
d’audience a été reconfigurée pour que nous soyons tous au même niveau et pour
qu’il y ait une vraie liberté de parole, une proximité. Je souhaitais une
réflexion interactive et pragmatique autour de la justice civile et des enjeux
de l’amiable. Nous avons évoqué les différentes voies amiables pour discuter de
leurs avantages, de leurs inconvénients, et entendre les contraintes des
avocats. Nous avons aussi travaillé sur le circuit lié à l’ARA, l’organisation,
le relationnel… Je crois que cela a fait avancer les choses.
J’ai le sentiment que les
avocats sont vigilants, certains sur la réserve, mais prêts à avancer. Ils ont
besoin d’un moteur et de garanties, par exemple que le circuit de l’ARA ne va
pas ralentir le processus de décision, ni les exclure de la négociation avec
les parties. Ils veulent avoir l’assurance d’être impliqués, et que leur parole
ne sera pas mise en porte à faux vis-à-vis de leurs clients. Ils ont aussi
besoin de résultats, ne serait-ce que pour porter la parole auprès d’eux. On en
a tous besoin !
JSS : Comment la mise en
place de l’ARA a-t-elle été perçue par les magistrats, a fortiori ceux de
Colmar ? Quel accueil lui ont-il réservé ?
O.M. : Les
magistrats, dès qu’on les a sollicités, se sont montrés très volontaires au
sein du tribunal de Colmar. Je dois dire que j’ai été étonnée d’un tel
enthousiasme. Pourtant, ce n’était pas gagné, car il y avait beaucoup
d’inquiétudes, au premier rang desquelles l’augmentation du nombre d’audiences.
Un certain nombre de collègues redoutaient de demander aux magistrats
d’investir ce dispositif qui vient s’ajouter à une charge déjà lourde, malgré
l’arrivée progressive des juristes assistants (promise par le plan de
recrutements pour la Justice, ndlr).
C’est une préoccupation que
je partageais : avec les absences non remplacées et la charge de travail
importante, c’est compliqué, en tant que manageur, de demander aux juges et aux
greffes d’en faire davantage. J’ai donc préféré passer un appel à
candidatures : l’idée était de voir si des magistrats seraient intéressés
pour tenir volontairement des ARA… et j’ai reçu aussitôt six
candidatures !Proposer
aux juges de rencontrer les justiciables a séduit. Tout de suite, les
propositions et les initiatives ont fusé : création d’une liste de
discussion interne, partage d’outils, déjeuners de l’ARA…
Vous savez, les magistrats du
siège souffrent parfois d’une forme d’isolement vis-à-vis des autres
professionnels et des justiciables, seuls face à des dossiers lourds et
complexes. Pourquoi faisons-nous ce métier ? Pas seulement pour rédiger des
décisions, mais aussi pour les rendre, pour entendre les gens, les rencontrer,
et leur donner une parole de justice. C’est pour ça que l’ARA a été vite
acceptée, que les juges s’en sont emparés.
On a beaucoup parlé, au
moment des Etats généraux de la justice, d’une « perte de confiance dans
la justice », d’une institution distante. La logique de performance, avec
la rationalisation du temps des audiences pour une justice plus efficace, a eu
le mérite de pour redonner du temps au juge (et du temps, on en a besoin), mais
aussi le travers d’éloigner le juge du justiciable – et réciproquement. En
réalité, il y a une demande convergente entre l’institution, le corps de la
magistrature, et les citoyens : celle de la rencontre entre le juge et le
justiciable. L’engouement des magistrats pour présider des audiences d’ARA en
est un exemple criant. Le cœur du métier des magistrats, celui auquel les juges
sont le plus attachés, c’est la rencontre avec les justiciables.
JSS : En tant que
présidente de tribunal, quels leviers voyez-vous dans l’ARA ? Comment les
magistrats peuvent-ils s’en emparer pour qu’elle soit efficace ?
O.M. :
Quand j’ai vu l’engouement des magistrats pour les ARA, j’ai identifié un
levier formidable de transformation d’une organisation. Dès lors que les
professionnels ont envie de faire leur métier autrement, alors on a toute
latitude pour imaginer une organisation renouvelée, pour faire évoluer les
pratiques. La difficulté, c’est de mettre en place un véritable pilotage du
projet, car les juridictions de taille modeste n’ont pas toujours l’habitude ni
les moyens de fonctionner en mode projet, et de se mettre autour de la table.
Je vois là une bonne occasion de le faire !
Pour cette mise en place, les
pistes en la matière diffusées par la Chancellerie sont une base de travail.
Mais au TJ de Colmar, nous avons surtout adopté une démarche « bottom
up », c’est-à-dire que la remontée par capillarité des premières expériences
va venir encourager les bonnes pratiques. Pour l’ARA, il n’y a pas de kit
pratique, par exemple sur le déroulé d’une audience, la posture à adopter, les
techniques de négociation. Les magistrats qui sont en poste aujourd’hui dans
les tribunaux n’y ont pas encore été formés. C’est donc une compétence qu’ils
doivent acquérir.
Il me semble que l’ARA
contribue à changer l’office du juge, parce que la légitimité institutionnelle
et l’expérience des audiences classiques ne suffit pas.
JSS : Qu’est-ce qui
change exactement pour le juge dans la manière de conduire une ARA par rapport
à une audience classique ?
O.M. :
Quand vous présidez une audience classique, il y a un cadre formel. L’ordre de
la prise de parole est relativement figé, la circulation de la parole est régie
par les textes. Avec l’ARA, au contraire, la parole circule librement, y
compris de manière informelle, il faut donc la gérer et la distribuer
autrement. Les postures traditionnelles de juge arbitre et impartial évoluent.
Il est possible de manifester une forme d’empathie pour l’un ou l’autre, lors
des apartés notamment, de leur dire qu’on les croit, de leur montrer qu’on est
sensible à leurs arguments.
Appliquer les méthodes de la justice
traditionnelle, c’est-à-dire conflictuelle, ne permet pas forcément de faire
émerger une solution ; le véritable enjeu est d’introduire une dynamique
différente.
Certes, tout cela va avoir un coût en termes de
formation, de temps passé à étudier les dossiers, à dialoguer. C’est une
procédure très lourde. Mais je suis optimiste, car je vois que les magistrats
et les avocats s’engagent. On manque encore de moyens et de recul bien sûr sur
ce sujet, on n’a pas encore identifié toutes les possibilités qu’elle offrait,
mais on y croit !
JSS : Vous parlez
d’introduire une dynamique différente, pouvez-vous développer ?
O.M. : Je
crois beaucoup en l’approche systémique, cette technique particulière qui
aborde les problèmes comme un ensemble d’éléments en relations mutuelles.
L’analyse systémique considère traditionnellement que tous les savoirs
organisés, notamment en sciences humaines, sont susceptibles d'être reliés de
manière cohérente, et qu’il est donc possible d’avoir recours aussi bien à la
psychologie sociale, aux neurosciences, ou encore à la sociologie pour
décrypter et résoudre un problème posé.
Il s’agit surtout de savoir
comment se placer avec les parties pour qu’elles se rapprochent, qu’elles
puissent exprimer attentes, leurs besoins et leurs contraintes, et pour
proposer une posture différente, un autre regard sur le conflit qui les oppose.
Cette approche peut nous
aider à comprendre ce qui se joue entre les parties : sur le plan
relationnel, émotionnel et cognitif par exemple, et pas seulement sous l’angle
juridique ou économique. Dans le cadre amiable, le débat, la discussion, ne peuvent
pas être juridiques et ces grilles d’analyses sont donc très riches. Pour moi,
il faut développer la formation aux outils de la systémique pour aider les
juges à faire évoluer le litige compris comme « un système », celui
des relations entre les parties, qui inclut leur vision du juste, leurs
relations avec leurs avocats, mais aussi par exemple avec leurs associés ou les
autres membres de la famille…
Car finalement, un litige,
c’est un petit système relationnel qui s’est figé. L’enjeu est de faire évoluer
certains éléments pour faire émerger une solution, de l’intérieur ou de
l’extérieur. Face à système de relations, qui tente de se maintenir dans son
état initial puisque les parties campent sur leurs positions, il va falloir
faire évoluer certains aspects à l’intérieur même du litige pour que la
solution puisse se mettre en place. Et cela, c’est une technique à laquelle
sont formés les psychologues familiaux, pas les praticiens du droit.
JSS : Outre
le juge, les parties n’ont-elles pas un rôle à jouer, elles aussi ?
O.M. :
Justement, selon moi, l’ARA est aussi une façon de replacer les parties en
responsabilité. Elles doivent être actrices de la solution.
Dans un dossier civil, où le
litige est l’objet des parties, par principe, on est en droit de se demander si
ce n’est pas aussi à elles de régler « leur » problème. Et si l’accès
au juge est une garantie démocratique, cela ne les dispense pas de contribuer à
la résolution du litige. Le droit d’ester en justice ne doit pas être une sorte
de « droit de tirage », où les premiers concernés se désinvestissent
du litige, en attendant qu’un juge tranche, à tout prix.
Je suis certaine que ce
changement de méthode peut déboucher sur des décisions mieux acceptées, mieux
exécutées, et aussi permettre un regard différent sur la justice.
Dans la situation qui est la
leur, généralement, les parties ont saisi le juge après avoir constaté, ou
estimé, qu’elles ne parviendraient pas à résoudre le problème par elles-mêmes.
Trop souvent, parce qu’elles attendent de la justice que celle-ci tranche,
elles se retirent du processus de décision, et ne participent donc plus à
construire la solution. Les remettre au centre de ce processus de décision est
une vraie perspective de progrès.
Propos
recueillis
par Bérengère Margaritelli