Professeurs, magistrats,
administration centrale… Confrontés à la possible accession de l’extrême-droite
au pouvoir, des fonctionnaires s’interrogent sur leur marge de manœuvre. Peuvent-ils
désobéir ? Et doivent-ils se taire par devoir de réserve ? Le JSS
fait le point sur la situation avec le collectif Nos Services publics.
Les agents publics sont-ils
soumis à un devoir de réserve en période électorale ? Ou à un devoir
d’obéissance au politique ? Mis sous pression dans l’entre-deux-tours des
législatives par l’hypothèse d’une arrivée au pouvoir de l’extrême-droite, les fonctionnaires font face à des dilemmes déontologiques qui pourraient engager leur responsabilité. Des cadres de l'Éducation nationale ont ainsi signé une tribune appelant à désobéir si le Rassemblement national était amené à former un gouvernement.
Fondé en 2021, le collectif
Nos Services publics a pour objectif de décrypter les rouages et les dysfonctionnements
de l’État et des collectivités. L’organisation entend défendre « le
sens du service public » au sein de la société, afin d’éclairer les
citoyens sur les orientations politiques prises par le gouvernement et les
législateurs, notamment à travers la diffusion d’outils pédagogiques comme leur
Guide du devoir de
réserve.
A l’aune des enjeux posés par
le scrutin de dimanche, Arnaud Bontemps, porte-parole et fondateur du collectif,
décrypte pour le JSS les modalités d’expression et d'engagement des fonctionnaires.
Journal spécial des sociétés :
L’hypothèse d’une victoire de l’extrême-droite agite la fonction publique, dont
une partie se pose la question de la résistance et de la désobéissance. Comment
se positionne le collectif sur le sujet ?
Arnaud Bontemps :
Notre position s’appuie sur le respect de deux principes. Le premier est de
faire son travail avec le plus grand professionnalisme possible, en accord avec
les grandes valeurs qui guident les services publics. Ces dernières sont
réaffirmées par des textes fondamentaux, comme la Constitution et la
Déclaration des droits de l'homme.
Le second principe, c’est de bien
comprendre le sens du droit existant qui a été construit à dessein, en mettant
en avant la responsabilité des fonctionnaires. Cette idée supplante fortement
la notion d’obéissance, qui constituait la colonne vertébrale du statut de la
fonction publique du régime de Vichy en 1941 et dont la suppression n’est certainement
pas un hasard. Elle fait place à une vision de l'État confiante dans la
responsabilité et le professionnalisme de ses agents.
JSS : Quid de
l’engagement des services publics face à la possibilité d’accession au pouvoir
du Rassemblement national ?
AB :
Bien que nous restions aujourd’hui cantonnés à des hypothèses et des formes d’expectatives,
nous rappelons que dans ce contexte politique troublé, quoiqu’il advienne des élections,
il faudra que les services publics tiennent bon. Ce qui implique de la part des
agents des services publics de faire leur travail avec une intransigeance
totale, notamment vis-à-vis des principes d’égalité, de liberté et de
fraternité, qui guident les services. Quel que soit son rang dans la
hiérarchie, le fonctionnaire est responsable de l'exécution des tâches qui lui
sont confiées.
Cette responsabilité de
l’agent fait par ailleurs écho à l’article L121-10 du Code général de la fonction
publique qui dispose que « l’agent public doit se conformer aux
instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l'ordre donné
est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt
public ». Avant le principe hiérarchique, il y a donc ce principe de
responsabilité et immédiatement après, un devoir de désobéissance dans
certaines circonstances précises.
JSS : Le terme de désobéissance
apparaît-t-il noir sur blanc dans le Code de la fonction publique ?
AB :
Non, pas plus que n’apparaît le mot d’obéissance ! La jurisprudence [Conseil d’Etat, 10 novembre
1944, Sieur Langneur, ndlr] indique cependant, c’est important de le souligner,
qu’entre l’obligation de faire son travail et le devoir de désobéissance, il y
a toute une grande zone grise, qui est celle de la responsabilité des
fonctionnaires. C'est là où s'expriment des marges de manœuvre d'appréciation,
dont il est indispensable, et en particulier dans une période comme celle-ci,
que les fonctionnaires prennent pleinement conscience.
JSS : Un agent de la
fonction publique a-t-il le droit de s’engager politiquement ?
AB :
S’agissant du cadre privé, c’est un principe maximal de liberté qui s’applique.
L’agent public a donc le droit d'adhérer à un parti politique, de tracter, de
se présenter à des élections, de participer à des réunions ou à des manifestations,
de distribuer des tracts… Il s’agit d’une liberté importante, qui rappelle que
le fonctionnaire est citoyen.
JSS : On entend souvent
que les fonctionnaires seraient tenus au silence s’agissant des événements
politiques, en raison du devoir de réserve qui s’impose à eux. Qu’en est-il
vraiment ?
AB :
Le devoir de réserve est très surinterprété et joue de sa méconnaissance. Inventé
par les juges, il a une nature uniquement jurisprudentielle. D'un point de vue
juridique, il s’agit d’une règle appartenant au champ disciplinaire. Ce qui
signifie que l’infraction au devoir de réserve ne peut se limiter qu’à une
sanction disciplinaire. Tout ce qui n’est pas relevé, sanctionné ou
sanctionnable par la hiérarchie demeure par principe autorisé.
JSS : Que signifie
concrètement cette notion ?
AB : Le
devoir de réserve signifie modération. Et ce qu’il faut comprendre,
c’est que le principe de modération est subordonné à un principe supérieur :
celui de la liberté d'opinion, qui demeure le seul principe légal relatif à
l'expression publique des fonctionnaires en dehors de leurs fonctions.
En fait, il s’agit d’un principe
légal si important qu’il est maintenant inscrit à l'article L. 111-1 du Code
général de la fonction publique, c’est même le tout premier principe de
l'article. Une réalité hautement symbolique, justifiant pleinement de la
volonté du législateur en 1983 de considérer les fonctionnaires comme des
citoyens et non des sujets.
JSS : Dans quelle mesure
le devoir de réserve s’applique-t-il à l’agent fonctionnaire ?
AB :
Il est variable selon deux critères, le premier étant la nature des fonctions
et notamment le niveau hiérarchique occupé par l’agent public. Le second étant
le niveau de publicité donné au propos. Aucun devoir de réserve n’est par
exemple applicable à l’agent qui s’exprime en plein diner de famille, fort
heureusement. En revanche, si vous êtes dirigeant d’une administration et que
vous intervenez au journal télévisé, la situation est différente.
Malheureusement, le devoir de
réserve étant d’origine jurisprudentielle, il dépend d’une variabilité
importante des décisions selon le cas d’espèce. La temporalité, le juge ou les
juges qui prennent la décision, la hiérarchie qui met en cause ou non certains
propos tenus par les agents… Tout cela contribue à constituer une forme de zone
grise ou de halo autour du devoir de réserve, forcément soumis à
interprétation.
JSS : Et dans le cas de
la magistrature ?
AB :
Le devoir de réserve est plus restrictif dans les domaines régaliens, dont font
partie les magistrats ou les forces de l’ordre. Ils font partie de ces
fonctions limitativement énumérées dans des codes particuliers, au sein
desquels le devoir de réserve revêt une valeur légale.
« Le devoir de réserve est plus restrictif dans les domaines régaliens »
- Arnaud Bontemps, fondateur du collectif Nos Services publics
Là où la jurisprudence est
subordonnée au principe légal, il est plutôt question d’un enjeu de
conciliation. A noter que dans ces domaines, l’expression de ce devoir de
réserve se fait souvent dans le cadre syndical. La liberté syndicale vient tout
de même amoindrir fortement le devoir de réserve pour les personnes qui sont
titulaires d'un mandat.
JSS : Que
constatez-vous dans l’étude de ce devoir de réserve ?
AB :
La création du Guide du devoir de réserve est parti d’un constat, celui de la
chappe de plomb qui s'abat sur la parole des fonctionnaires, dès lors qu’ils
estiment qu’il est nécessaire ou utile de parler publiquement. On note en fait une
appréciation différenciée du contenu du devoir de réserve, en fonction de la
nature des opinions exprimées. Il existe une forme d’auto-censure à géométrie
variable.
L’ensemble de ces éléments
nous a poussé à vouloir explorer et rendre le plus clair possible les éléments
de jurisprudence qu'on pouvait avoir à disposition. Depuis la dissolution du 9
juin et parce qu’il y a une hypothèse plus réelle que jamais de l’arrivée du
Rassemblement national au pouvoir, laquelle impliquerait des ruptures majeures
vis-à-vis des principes de service public, une très forte discussion déontologique
collective est actuellement en train de se jouer au sein des services publics.
Laurène
Secondé