Pour la première fois, une
circulaire de politique civile a été envoyée aux chefs de cour et de
juridiction le 27 juin dernier. Certains pensent que ce texte présente un
risque vis-à-vis de l’indépendance des juges et regrettent qu’il n’aborde pas
les causes structurelles des difficultés auxquelles est confrontée la justice
civile. Pour d’autres, en revanche, la circulaire met une lumière bienvenue sur
la « première justice de France » en lui fixant des orientations et des
objectif clairs.
En 2023, 1 911 185 décisions
ont été rendues en matière civile et commerciale par les cours et les tribunaux
français. La justice civile, justice de proximité, recouvre un vaste pan des
affaires de la vie quotidienne de nombreux justiciables : le monde du
travail, la vie familiale, celle des entreprises… Première justice de France en
volume, la justice civile reste pourtant souvent dans l’ombre de la justice
pénale - qui représente presque moitié moins d’affaires annuelles - dans
les médias et dans le débat public et politique.
Le 27 juin dernier, la
Chancellerie a donc adressé aux chefs de cour et de juridiction une circulaire visant
à instituer, pour la première fois, « une politique nationale de la
justice civile » : « Ce projet répond à un besoin ancien
de reconnaissance de la justice civile comme véritable politique publique,
dotée d’orientations ministérielles, d’objectifs opérationnels et d’un cadre de
dialogue local », a déroulé le garde des Sceaux dans un communiqué de
presse.
Dans cette circulaire,
figurent notamment la création de « conseils locaux de politique
civile » annuels dans chaque juridiction, la mise en place de « remontées
d’information relatives aux contentieux à fort impact économique, social ou
géopolitique » par les parquets généraux ainsi que des instructions
sur le développement de l’amiable, le contrôle coercitif, la protection des
majeurs vulnérables, l’accompagnement des exploitations agricoles en difficulté
et sur « l’accélération de la dématérialisation de la procédure
civile ».
Un vecteur qui interroge
Chez les professionnels de la
justice civile et notamment chez les magistrats, cette circulaire divise.
Si l’Union syndicale des
magistrats (USM), qui a évoqué le sujet avec Gérald Darmanin le 3 juillet
dernier, se réjouit de l’intérêt porté par le gouvernement à la justice civile,
« parent pauvre de la justice », selon Natacha Aubeneau,
trésorière nationale du syndicat et conseillère à la cour d’appel de Poitiers,
deux points l’interrogent cependant.
A commencer par le choix du
vecteur. « Même si
les circulaires n’ont qu'une valeur indicative, quand elles existent elles sont
en général suivies d’effets, respectées et mises en œuvre. Tant qu'il s'agit de
principes, de grandes orientations, nous y sommes amplement favorables. Mais quand il s'agit de contraindre par ce
vecteur, on est beaucoup plus réservés », souligne la magistrate.
L’USM
s’inquiète tout particulièrement de la place donnée à l’amiable dans
l’évaluation des magistrats, puisque la circulaire prévoit que « le
recours à l’amiable doit être évoqué avec le magistrat évalué ».
« Pourquoi
le politique voudrait orienter, voire contraindre à utiliser l'amiable plutôt
que de laisser au juge sa liberté juridictionnelle, qui est quand même un
principe d'indépendance juridictionnelle fondamentale ? » interroge Natacha Aubeneau. La trésorière
nationale du syndicat estime qu’en l’état actuel, les magistrats n’ont pas les
moyens de mettre en œuvre la politique de l’amiable correctement.
Le
texte institue également des conseils locaux de politique civile (CLPC) annuels
présidés par les chefs de juridiction « afin de définir les priorités
territoriales et d’assurer la lisibilité de l’action juridictionnelle ». A
l’issue de ce conseil de juridiction dédié à la politique civile, les chefs de
juridiction devront transmettre un compte rendu aux chefs de cour qui
feront eux même un rapport transmis à la direction des affaires civiles et du
Sceau (DACS) et à la direction des services judiciaires.
La
circulaire précise par ailleurs que ces conseils n’exerceront « aucun
contrôle sur l'activité juridictionnelle ». Sur le principe, l’idée d’un
travail de partenariat « ne peut être qu’intéressant » estime
Natacha Aubeneau. « L'idée de ces conseils est de définir des priorités
locales, ce qui est intéressant parce que selon les endroits où on exerce, les
difficultés sociales se traduisent par des contentieux variables »,
poursuit-elle.
Scepticisme
sur la remontée d’informations
Mais
l’USM préfère rester prudent : « La difficulté, c'est que jusqu’ici,
tout le travail de partenariat a été plus ou moins abandonné progressivement, parce
que, faute de moyens, on se concentre sur les urgences, le traitement du volume
qui est absolument énorme et qui nous submerge », explique Natacha Aubeneau,
qui y voit également un risque potentiel pour l’indépendance des juges du siège.
La
magistrate espère que ces instances seront des outils utilisés pour engager
davantage de moyens sur les problématiques sociales rencontrées en amont et non
pas un moyen de critiquer l’action judiciaire et sa supposée
« inefficacité ». « Notre
mission, notre rôle, c'est d'appeler l'attention des politiques sur le fait que
le partenariat c’est très bien, mais qu’en revanche, chacun reste dans son
domaine d'intervention. »
La
circulaire évoque aussi le « rôle renforcé du ministère public en
matière civile et commerciale » avec des « remontées
d’informations » depuis les parquets jusqu’au ministère dans les «
contentieux civils, sociaux et commerciaux ayant un impact majeur sur
l’économie, l’emploi ou la consommation. » La formulation laisse le
syndicat songeur.
« On a un peu de mal à
voir la façon dont va s’organiser la remontée d'informations et on est un peu
sceptiques, voire inquiets sur ce que ça va impliquer », explique
Natacha Aubeneau, avant de conclure : « Après 30 ans d'abandon de la justice, on peut faire toutes les
politiques et toutes les circulaires qu'on veut, mais sans moyens, rien ne
changera ».
Le Syndicat de la
magistrature, très critique sur cette circulaire, a quant à lui accordé une
longue interview au JSS pour expliquer sa position avant de se rétracter,
ne souhaitant finalement pas apparaître dans l’article.
« On rend visible la
justice civile »
A l’inverse, certains
civilistes se félicitent de ce nouveau texte, premier du genre. « Moi, j’applaudis, j'y suis extrêmement
favorable », avance
Natalie Fricero, professeure de droit privé et sciences criminelles à
l’université de Nice-Côte d’Azur.
« Il était temps qu'il y ait des orientations
générales en matière civile qui concernent l'ensemble du territoire et qui
soient harmonisées et cohérentes. On rend visible la justice civile et on fait
en sortie qu'il y ait une véritable égalité de tous devant la justice civile », avance la professeure, qui est également
marraine de l’association des magistrats pour la justice civile (AMJC)
co-fondée par Clément Bergère-Mestrinaro, aujourd’hui également
conseiller du ministre de la Justice.
Pour
Natalie Fricero, le texte « ne
porte en aucun cas atteinte à l'indépendance des magistrats du siège : il
ne vise pas le siège, mais le parquet. C'est le rôle traditionnel du parquet
général de faire des remontées d'informations.»
Lancée
par le garde des Sceaux de l’époque Éric Dupond-Moretti, la politique nationale
de l’amiable figure en bonne place dans la circulaire. Pour Natalie Fricero qui
cumule ses fonctions de professeure avec celles d’ambassadrice de l’amiable,
cela « permet d'élever symboliquement l'amiable en l'intégrant dans le
service public de la justice », estime la professeure. D’après elle,
cela peut être la première pierre d’un ruissellement pouvant favoriser
l’adhésion des acteurs aux différents modes amiables.
Selon
la circulaire, l’action des CLPC traitera autant « du traitement des
contentieux que de la promotion de l’amiable. » «
Cela permettra à la DACS
qu’il faut modifier, aménager tel ou tel instrument mis en place, ou en créer
un autre parce qu'il y a des freins dans tel et tel secteur par exemple », anticipe Natalie Fricero.
La
circulaire prévoit également que, lors des entretiens d’évaluation avec les
magistrats, l’amiable doit être « évoqué ». Ce point « a
un peu gêné certains » admet Natalie Fricero. De nombreux magistrats
aimeraient développer l’audience de règlement amiable (ARA) mais en sont
empêchés par un manque de greffiers, des salles d’audience indisponibles, des
formations saturées… « Et
il faut dire que ces audiences, on les ajoute à leur service. Donc ils ont déjà
leurs audiences et tous leurs jugements à rédiger », souligne la professeure.
Cette
dernière se veut néanmoins rassurante : « J'ai été au Conseil
supérieur de la magistrature et j'ai travaillé sur les rapports et les
évaluations des magistrats : l’amiable ne fait pas partie des critères
d’évaluation officiels, il n’est pas dans la grille. »
Une
solution pour une justice « débordée »
Pour
l’AMJC,
cette circulaire est très satisfaisante et ces CLPC étaient une nécessité. « Ça n'est pas évident de concevoir une
politique civile, parce que les magistrats qui vont la mettre en œuvre sont
indépendants, alors qu'une politique pénale correspond à notre organisation
judiciaire. Et compte tenu de notre système judiciaire et de l'indépendance qu'il
y a entre le gouvernement et les magistrats, il fallait créer cet
échelon », défend Manuel
Carius, président du tribunal correctionnel de Cayenne et co-président de
l’association.
Le
magistrat considère lui aussi que la circulaire ne compromet pas l’indépendance
du siège. « Evidemment, l'objectif est sans doute de réfléchir sur la
base des priorités nationales, mais la circulaire n'impose pas au tribunal
judiciaire de décliner de manière obligatoire une politique civile liée aux
priorités nationales », jauge-t-il.
A
son sens, cette circulaire et la politique qu’elle ambitionne de mettre en
place pourraient aider à améliorer la situation d’une justice civile « débordée » :
« Il y a un tel flux qu'on n'a plus le temps de distinguer les dossiers
urgents, des dossiers sensibles et des dossiers de tout venant. Donc avoir une politique civile, c'est avoir
des axes prioritaires et mettre en avant ce qu'on sait faire, mais aussi
disposer des moyens pour mettre en place des nouvelles façons de faire. »
Marion Durand