La bonne santé du secteur
attire des fonds d’investissement souhaitant diversifier leurs actifs. De
nombreux cabinets devraient ainsi croître rapidement, mais l’expert-comptable
doit veiller à garder son indépendance.
Vers une révolution en
matière de financiarisation des cabinets d’expertise comptable ? « La
profession est à un moment clé de son histoire », estime Stéphane
Raynaud, expert-comptable et directeur de la publication La Profession
comptable, à l’occasion des universités d’été des experts-comptables qui se
tenaient entre les 10 et 12 septembre au palais des congrès de Paris.
De nouveaux modèles
économiques et de financement des structures sont en effet en train d’émerger.
L’une des raisons : la bonne santé économique des cabinets, en particulier
durant la crise du covid : « Nous nous sommes aperçus que les
marchés d’expertise comptable étaient des marchés résilients. » Même
aux pires moments de la crise, la moyenne de croissance annuelle du marché de
l’expertise comptable dépassait les 5%.
Néanmoins, la profession doit
selon lui effectuer plusieurs refontes de son fonctionnement. « Ce
n’est pas une révolte, c’est une révolution, abonde Vincent Reynier,
président de la Chambre régionale des commissaires aux comptes (CRCC) de Paris. Nous
sommes sur des marchés qui ont un avenir avec même de fortes perspectives de
développement, c’est très rassurant. »
D’abord une refonte
technologique, c’est-à-dire un changement en profondeur des processus et outils
technologiques utilisés. On pense surtout à la facture électronique, dont la généralisation
prévue à l’origine en juillet dernier a été reportée à
septembre 2026. « Dans tous les pays du monde, l’émergence de la
facture électronique est un détonateur de la profession comptable »,
assure Stéphane Raynaud.
Cette évolution devra par
ailleurs s’accompagner d’une refonte fiscale : « Les contrôles
fiscaux en temps réel vont s’intensifier, donc notre rôle va donc s’intensifier
lui aussi. »
Troisième et dernière refonte
: un remodelage organisationnel, notamment pour renforcer attractivité du
métier, qui a de plus en plus de mal à recruter. « C’est ce problème
qui freine le plus le dynamisme du marché », estime Stéphane Raynaud, qui
plaide pour une réflexion autour de la qualité de vie au travail, de
l’organisation et du partage de la valeur au sein des cabinets.
Des hausses de budget à tous
les étages
De ces trois réaménagements qui
pourraient intervenir d’ici 2030 vont découler trois zones d’investissement
obligatoire, selon l’expert-comptable : les compétences, les outils, et le
support client. « Ce sont des tendances mondiales, même si nous avons
des particularités de législation en France. »
Principale conséquence de
toutes ces tendances : la hausse des coûts de fonctionnement des cabinets,
en raison de la pression technologique des différents éditeurs et fabricants
d’outils technologiques, contraints dans une course de vitesse à dépenser
toujours plus, et donc à répercuter les prix sur leurs clients
experts-comptables. « Plusieurs patrons d’éditeurs français m’ont dit qu’ils
espéraient que leurs clients n’utiliseraient pas trop l’intelligence
artificielle générative intégrée dans leurs outils, car cela leur coûterait
très cher en termes de capacité de calcul », raconte Stéphane Raynaud.
L’expert-comptable estime qu’il faudra au minimum multiplier par deux le budget
technologique des cabinets d’ici la fin de la décennie.
Mais cela ne sera pas le seul
domaine à subir une hausse de budget. Car le directeur de la publication La
Profession comptable estime qu’une augmentation du coût des ressources
humaines est également à prévoir. En cause, outre un objectif de meilleure
attractivité, la hausse du nombre de compétences requises pour les comptables
ou les auditeurs, qui fait grimper les prétentions salariales.
Une hausse du budget
marketing est aussi attendue. « Nous allons entrer dans une période de
refonte des offres de service et de la structuration des cabinets. »
Des perspectives déjà prises
en compte en Île-de-France, assure Virginie Roitman, présidente de l’Ordre des
experts-comptables Paris – Île-de-France : « Nous sensibilisons à
ces sujets depuis quatre ans, et des cabinets nous accompagnent pour animer des
ateliers. » La création en 2023 de Sup’Expertise, école dédiée aux
métiers du chiffre, doit participer à la formation des nouvelles générations à
ces transformations.
Une concentration des
cabinets inéluctable ?
Prises ensemble, toutes ces
modifications profondes des cabinets d’expertise comptable provoquent déjà un
mouvement massif de concentration, visible dans les classements des cabinets
français dont les 260 plus grands représentent 45 % du chiffre d’affaires total
du marché, contre moins de 30 % il y a une quinzaine d’années. « Presque
tous les grands cabinets français veulent doubler de taille d’ici trois à cinq
ans », assure Stéphane Raynaud.
Une concentration également
observable chez les commissaires aux comptes, « aggravée » par la
loi Pacte et ses nouveaux seuils moins contraignants pour les entreprises, explique
Vincent Reynier : « Nous arrivons à stabiliser les chiffres mais
observons un tassement des auditeurs. La séparation entre les grosses
structures, les challengers et la multitude de petits cabinets, c’est un phénomène
qui est voué à s’accentuer. » Pour Philippe Vincent, président de la
CRCC de Versailles et du Centre, si exercer seul peut présenter plusieurs
intérêts, « face à la nécessité de mettre sur la table des moyens de
plus en plus conséquents pour avoir les bonnes équipes, les bons outils et
pouvoir répondre aux attentes, on voit bien que cette concentration se fait de
manière très forte sur ces petits cabinets ».
Vincent Reynier, Virginie Roitman et Philippe Vincent, intervenants lors des universités d'été des experts-comptables, le 10 septembre. ©JSS
D’où la nécessité d’aller
chercher de nouveaux types de financements. « Cette année, la France
connaît une accélération de l’intérêt des fonds d’investissement », soutient
Stéphane Raynaud. Un phénomène qui a auparavant touché d’autres secteurs, comme
la radiologie, les laboratoires médicaux et le conseil patrimonial, explique
l’expert-comptable. « Cela va entraîner une transformation des modèles
de cabinets. »
Selon lui, l’expert-comptable
réalisera de moins en moins de ce qui était jusqu’alors sa tâche principale, la
prestation comptable. « On vendra de plus en plus de l'aide à la décision
et de la solution intégrée (outils informatiques d’aide à la gestion
d’entreprise, ndlr), c’est le cas dans la plupart des marchés du monde plus
avancés par rapport à nous. »
La diversification, clé de
voûte de la rentabilité
Pour que la profession prenne
au mieux ce virage, la modification de l’ordonnance
de 1945 portant institution de l’ordre des experts-comptables et
règlementant le titre et la profession d’expert-comptable est nécessaire, selon
Virginie Roitman, en particulier son article 2 qui délimite le champ d’action
de la profession. La présidente de l’Ordre des experts-comptables de Paris plaide
pour ajouter la rédaction du rapport de durabilité CSRD (Corporate
Sustainability Reporting Directive) aux missions présentes dans la loi.
« Des jeunes experts-comptables s’installant ex-nihilo pourraient avoir
envie de ne faire que de la durabilité, mais l’ordonnance impose de faire de la
comptabilité à titre habituel », déplore-t-elle.
Pour Virginie Roitman, il
reste un autre obstacle pour que cette transformation soit un succès : la
compétence du savoir-vendre. Un sujet tabou pour les experts-comptables :
« On ne parle pas de vente, car pour nous, c’est un gros mot. Comme les
notaires, nous avons dans notre ADN la posture de délégation de service public. »
« En comparant les cabinets français avec les cabinets anglo-saxons, un
poste n’existe pratiquement jamais en France est celui de business
developer, c’est-à-dire des gens en charge d’animer la relation client et de
faire du business development pour apporter de la clientèle »,
abonde Stéphane Raynaud. Selon lui, l’arrivée de fonds d’investissement serait
bénéfique à ce sujet, car ceux-ci ont généralement l’expérience de la
structuration d’un réseau de vente.
Des risques pourraient peser
sur l’indépendance des cabinets
Se pose néanmoins la question
de l’indépendance de l’expert-comptable dans le cas d’un investissement
extérieur. « Si les fonds d’investissement doivent s’adapter à une
règlementation ou une autre, ils trouveront des solutions pour le faire »,
assure Philippe Vincent, selon qui la déontologie de la profession « n’est
pas négociable et fait notre valeur. Au-delà de la confiance que nous apportons
à une entreprise, c’est la confiance que nous apportons à tout le monde
économique qui permet le bon fonctionnement de l’économie en général. »
Charge aux vendeurs d’être attentifs en cas d’entrée d’un fonds
d’investissement dans le capital du cabinet et de mettre en place des
garde-fous si nécessaire.
« Dans la profession vétérinaire,
100 cabinets ont été radiés l’Ordre des vétérinaires car le professionnel
réglementé n’était pas indépendant », rappelle la présidente de l’OEC
Paris – Île-de-France. Une ordonnance
de 2023 permet en effet aux ordres de mieux contrôler la
gouvernance des structures. « L'ordre peut demander le pacte
d'associés, qui est en théorie un document confidentiel, l'étudier et se rendre
compte que le professionnel réglementé n'a pas la gouvernance et n'est pas
indépendant, car c’est le fonds d’investissement qui décide. »
Dans le cas des
investisseurs, Philippe Vincent prévoit que ce genre de cas devrait rester
résiduel : « Les professionnels ont été suffisamment clairvoyants
pour ne pas se fourvoyer, c’est ce qui explique que l’on continue à avoir une
telle croissance. » Stéphane Raynaud estime qu’une ligne de crête est
à trouver « entre l'encadrement et la liberté économique que les
entreprises ont besoin pour se développer ». Si l’encadrement est trop
faible, les cabinets pourraient devenir entièrement dépendants. S’il est trop
fort, les cabinets pourraient avoir trop de mal à trouver un financement, avec
à la clé « un risque de paupérisation de la profession face à des
acteurs technologiques qui vont être de plus en plus dynamiques »,
explique l’expert-comptable.
Comme dans toute révolution,
il y aura « probablement des gagnants, mais aussi quelques perdants qui
n’auront pas fait le travail de réflexion stratégique nécessaire »,
note Stéphane Raynaud. « Nous voyons actuellement des petits cabinets
ayant des croissances comprises entre 20 et 25%, et d’autres qui sont en perte
de vitesse très nette », témoigne Philippe Vincent. Tout est question
de stratégie.
Alexis
Duvauchelle