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Louis-Ferdinand Céline face à ses juges lors de l’épuration

Louis-Ferdinand Céline face à ses juges lors de l’épuration
Publié le 13/09/2022 à 17:27


Louis-Ferdinand Destouches, plus connu sous le nom de plume de Céline, est une figure extrêmement controversée. C’est à la fois un très grand écrivain qui inventa dans ses romans, notamment dans le plus connu Voyage au bout de la nuit, un style profondément original incorporant dans la langue écrite le langage oral, et un personnage sulfureux impliqué dans la Collaboration et qui témoigna d’un antisémitisme virulent, notamment dans ses pamphlets tels que Bagatelles pour un massacre, L’école des cadavres ou encore Les beaux draps...

À la Libération, il fit l’objet, dans le cadre de ce qu’on a appelé l’épuration, de poursuites judiciaires à la fois en raison de sa collaboration avec l’Allemagne nazie et de son antisémitisme. Céline prit la fuite d’abord en Allemagne à Baden-Baden le 17 juin 1944 puis au Danemark où accompagné de son épouse Lucette, il arriva le 27 mars 1945. Il est symptomatique de relever que le couple s’est vu accorder le droit d’entrée au Danemark, alors sous occupation allemande, par le représentant du Reich, Werner Best, membre du parti nazi et qui jusqu’en 1942 en poste à Paris dans le cadre de la police militaire a participé sous l’autorité d’Himmler à la répression des juifs1. Durant cet exil danois, Céline, qui fait l’objet d’une demande d’extradition des autorités judiciaires françaises, sera incarcéré le 17 décembre 1945 à la prison de l’Ouest à Copenhague ; son séjour en détention durera 17 mois.

Céline a ainsi été initialement inculpé d’intelligence avec l’ennemi, et plus précisément pour avoir « en temps de guerre, sciemment accompli des actes de nature à nuire à la défense nationale avec l’intention de favoriser les entreprises de toute nature de l’Allemagne, puissance ennemie de la France ou de l’une quelconque des nations alliées en guerre avec les puissances de l’Axe2 ». Puis après instruction de son dossier à la fin de l’année 1949, il a été définitivement inculpé pour « actes de nature à nuire à la défense nationale ». Il a été déclaré coupable de ce chef d’infraction et condamné par la Cour de Justice de la Seine par contumace le 21 février 1950 à une peine d’un an d’emprisonnement, à 50 000 francs d’amende ainsi qu’à la confiscation de la moitié de ses biens présents et à venir et frappé d’indignité nationale. L’avocat de Céline, Jean-Louis Tixier-Vignancour, ayant ensuite déféré ce dossier au tribunal militaire de Paris, cette juridiction a rendu le 21 avril 1951 un jugement d’amnistie. Céline revint en France en juillet 1951. Le procureur général ayant formé un pourvoi en cassation contre le jugement du tribunal militaire de Paris, la Cour de cassation, par un arrêt en date du 6 décembre 1951, a prononcé le Cassation de principe « dans l’intérêt de la loi » de cette décision d’amnistie ce qui aboutira en fait au maintien de l’amnistie. Céline aura ainsi bénéficié d’un sort judiciaire extrêmement clément.

Durant la période où il est détenu à la prison de l’Ouest à Copenhague et au cours de laquelle il écrira beaucoup, aussi bien dans ses Cahiers de prison que dans sa correspondance avec son avocat danois, Maître Thorvald Mikkelsen, il tente de forger un argumentaire en vue de sa défense dans le cadre de la procédure judiciaire diligentée à son encontre.

À cette occasion avec son verbe acerbe de pamphlétaire, Céline fustige sans cesse et non sans mauvaise foi les juges. Il campe volontiers dans une posture de victimisation face aux juges de l’épuration et en vient même à leur dénier toute légitimité.

 

 


Louis-Ferdinand Céline campant volontiers dans une posture de victimisation face aux juges de l’épuration

Une posture de victimisation expliquant les poursuites judiciaires par la jalousie littéraire

Louis-Ferdinand Céline de manière récurrente dans les écrits relatifs à sa défense aime camper dans une posture de victimisation. Il est victime de la vindicte des juges français de l’épuration dont le zèle est sous tendu notamment par la jalousie littéraire dont il n’a cessé de faire l’objet. Il témoigne à ce sujet d’un orgueil voire d’une mégalomanie que rien ne vient tempérer ; il met en exergue les véritables motifs qui selon lui motivent les poursuites judiciaires qu’on diligente à son endroit. Il souligne ainsi que l’institution judiciaire est en quelque sorte instrumentalisée par beaucoup d’écrivains envieux de son succès ; il stigmatise à ce sujet dans ses Cahiers de prison : « la haine irréductible de presque tous les littérateurs français jaloux à crever de mon succès subit inouï, de mon entrée fracassante avec Voyage au bout de la nuit, qui a bouleversé tout le style du roman français3. » Plus loin il indique à propos des ressorts de cette vengeance ourdie selon lui par la magistrature à son endroit : « Dans mon cas viennent s’ajouter des haines littéraires, artistiques toutes spéciales [...] mes pires ennemis veulent bien reconnaître que j’ai bouleversé le style français – je suis parvenu à relier à fondre ce qui n’avait jamais été fait: la langue parlée avec la langue écrite créant aussi ce style nouveau que mes pires ennemis doivent bien actuellement de gré ou de force copier ou emprunter – en France cela ne se pardonne pas – Si l’on avait à leur époque trouvé quelque bon prétexte pour fusiller les impressionnistes Manet, Monet [...] la foule l’aurait fait avec plaisir4 ».

Céline n’hésite pas à se comparer souvent aux plus grands écrivains de la littérature française, en proie comme lui à des persécutions. Dans ses Cahiers de prison il écrit notamment : « Ce n’est pas pour rien qu’à travers les siècles presque tous les écrivains français ont dû prendre l’exil pour une plus ou moins longue durée - Victor Hugo 20 ans - Chateaubriand 6 ans - Ronsard et du Bellay - Vallès5”. Il revient sur cet argument dans sa correspondance et notamment dans un courrier adressé à son avocat, Maître Mikkelsen où il écrit: « combien sont nombreux les écrivains français qui à un moment ou l’autre ont dû fuir leur Patrie! Presque tous furent exilés... depuis Villon jusqu’à Verlaine, Daudet, en passant par Zola, Chateaubriand, Lamartine, Chénier...hélas guillotiné... Bien entendu je ne vous apprends pas que la persécution est presque la règle dans nos Lettres et l’exil...6 »

Mais paradoxalement cette posture de victimisation le conduit pour réfuter l’accusation d’antisémitisme, à témoigner de négationnisme – donc à nier purement et simplement la réalité des persécutions antisémites et notamment des camps d’extermination nazis.

 

 

Une posture de victimisation qui le conduit à témoigner de négationnisme

Louis-Ferdinand Céline l’affirme péremptoirement en suggérant qu’il est la victime d’attaques injustes à ce sujet : « je n’ai jamais dans mes livres recommandé aucune action antisémite7 ». Il paraît ce faisant oublieux du fait que dans ses pamphlets il a réclamé l’expulsion des juifs. De plus pour écarter l’accusation qui lui imputerait d’avoir incité à des persécutions antisémites, il glisse sur le terrain d’une forme avérée d’antisémitisme, en se livrant à ce que l’on nomme maintenant du négationnisme. Il écrit notamment de manière surprenante dans des termes qui ne peuvent que susciter l’indignation : « Il n’y a jamais eu de persécutions juives en France. Ils ont toujours été parfaitement libres de leurs personnes et de leurs biens en zone de Vichy. – en zone nord ils ont reçu pendant quelques mois une petite étoile (quelle gloire!). Et l’on a confisqué que quelques biens juifs (avec mille chichis!) Que l’on leur a rendus depuis lors et comment ! dix fois la mise ! » Cette affirmation est d’autant plus étrange que depuis mai 1945 circulait des informations sur la réalité des camps d’extermination nazis et sur les nombreuses persécutions alors perpétrées à l’égard des juifs ainsi que sur la spoliation méthodique dont ils ont fait l’objet. L’auteur du Voyage au bout de la nuit le savait alors parfaitement.

Mais Louis-Ferdinand Céline en vient même à dénier toute légitimité aux juges de l’épuration.

 









 

Louis-Ferdinand Céline déniant toute légitimité aux juges de l’épuration

Un parallèle discutable entre les juges de l’épuration et des juridictions d’exception du passé

Céline n’hésite pas à parler de « l’effroyable sauvagerie partout des tribunaux français8 ». Il en vient même avec une plume vengeresse de polémiste à faire un parallèle discutable entre les juges de l’épuration lors de la Libération et des juridictions d’exception ayant œuvré dans des périodes troublées de l’histoire de France. En procédant à une telle comparaison il dénie à ces juges de l’épuration toute légitimité et toute impartialité. Il écrit ainsi : « Il ne s’agit pas de juger selon les lois mais de satisfaire à une opinion publique fiévreuse et féroce - Pas l’ombre de justice réelle à espérer - Ce ne sont que [des] corridas d’homme que l’on offre au peuple – Et je suis à n’en pas douter l’une des bêtes promises et depuis longtemps – dont la malignité, l’aveuglement, la sauvagerie, l’injustice partisane sont légendaires par les temps de crises politiques comme celle que nous traversons (89 - 48 - 70 etc.) - ces tribunaux dits d’exception sont une des hontes de l’Histoire [...] ces tribunaux dits exceptionnels qui n’ont plus rien de commun avec la justice et qui surgissent toujours lors des grandes crises politiques et militaires, Saint Barthélémy, Fronde, Terreur 89, Terreur juin 48, Terreur de la Commune 71 etc. représentent une grande honte de l’Histoire des Français9 ». Plus loin il affirme dans une optique similaire : « Cette manie de vengeance est très française. La Convention de 89 entendait couper la tête de tous les émigrés [...] - Elle est même partie en guerre dans ce but [...] la justice spéciale française des temps de troubles politiques 89, 48, 71 etc. N’a jamais agi autrement [...] On peut dire que pendant ces époques de délire politique la justice et le droit ne comptent plus en France - Il ne s’agit plus que de vengeances et de persécutions enragées10 ».

Céline conteste aussi la légitimité des juges de l’épuration en leur faisant grief de témoigner d’un zèle à géométrie variable de telle manière que certains collaborateurs importants ont échappé aux foudres de la répression. Ainsi avec une plume acide il écrit : « je ferai respectueusement remarquer que des collaborateurs avérés, démontrés, proclamés [...] ont trouvé asile un peu partout dans les semaines qui ont suivi l’effondrement allemand - Fort peu ont été livrés à la France même par la Suisse qui pourtant voue à tout ce qui est “collaborateur” une haine absolue. Je ne citerai que les réfugiés les plus notoires ;

- En Suisse : Paul Morand - l’écrivain universellement connu et ambassadeur de Vichy en Roumanie et en Suisse ;

Jardin, ancien chef de cabinet de Laval,

- En Espagne, Abel Bonnard – membre de l’Académie française – ex ministre de l’instruction publique que Vichy ;

Gabolde - ancien ministre de la justice de Vichy, grand fusilleur des maquisards ; Guérard, Inspecteur des Finances, ancien chef de cabinet de Laval ; Alain Laubreaux – ancien directeur de Je suis partout, le plus grand journaliste collaborateur [...] Ces personnages prestigieux n’ont fait l’objet d’aucun mandat d’amener. Seul Laval, criminel de guerre, a été contraint de quitter l’Espagne – mais il n’a pas été livré, il s’est rendu de lui-même en Autriche11 ».

Toutefois, force est de constater qu’en citant ces noms – certes de figures importantes de la Collaboration –, Céline entend faire diversion et éluder sa propre responsabilité de collaborateur lui aussi avéré.

Mais il tente également de contester la légitimité des juges de l’épuration en se prévalant de la qualité d’écrivain.

 

 

Une légitimité contestée par Louis-Ferdinand Céline au regard de sa qualité d’écrivain

Dans une lettre adressée à son avocat danois, Maître Mikkelsen, Louis-Ferdinand Céline affirme : « Je suis un écrivain et rien qu’un écrivain. Je n’ai jamais travaillé pour le compte des journaux ou de la radio ou de quoi que ce soit12 ». Ce faisant, il revendique sa seule qualité d’artiste surtout préoccupé de littérature et qui n’a pas de rôle ni d’influence dans la vie publique. Les juges de l’épuration n’ont pas selon lui vocation à juger un homme qui s’est consacré uniquement à son activité d’écrivain de telle manière qu’il conteste là encore leur légitimité.

Toutefois, ce faisant, il feint d’ignorer l’influence considérable que son œuvre d’écrivain a eue en France. Il se mue presque paradoxalement en adepte de l’art pour l’art. Or, de toute évidence un écrivain n’est pas dans une situation de totale irresponsabilité sociale, il n’est pas dans une citadelle, loin des problèmes de la cité. Les pamphlets violemment antisémites de Louis-Ferdinand Céline, écrivain renommé aux livres comportant de très forts tirages, ont eu une influence considérable en France et ont contribué dans une large mesure à façonner l’opinion publique française. Du reste, dans un bel essai intitulé précisément La responsabilité de l’écrivain, Jean-Paul Sartre écrivait très justement : « Il n’y a pas de littérature innocente, de même que Saint Just disait “on ne gouverne pas innocemment”, il faut dire : on ne parle pas, on n’écrit pas innocemment13 ».

Louis-Ferdinand Céline est incontestablement un grand écrivain qui a créé un style très original. Même dans ses textes polémiques relatifs à la procédure judiciaire initiée contre lui à la Libération écrits dans une langue riche, dense, et d’une invention pleine de verve, il témoigne de ce brio littéraire. Mais il a aussi un versant particulièrement sombre comme en témoignent ses pamphlets antisémites.

Il s’est rapidement mis dans une posture de victime pour échapper aux poursuites judiciaires qui ont été exercées contre lui à la Libération. Non, il n’est pas vrai que de telles procédures ont été conduites par des juges qui ont eu pour motivation essentielle de relayer la jalousie et le désir de vengeance des milieux littéraires ! Non, il n’est pas exact de prétendre, pour les délégitimer, que les juridictions de l’épuration étaient dépourvues d’impartialité et animées par un désir de vengeance, à l’instar des juridictions d’exception qui ont jalonné l’histoire de France lors de périodes troublées ! Or, pour perfectible et parcellaire qu’elle ait été, l’épuration apparaissait en phase avec l’exigence légitime de punir ceux qui, sous l’occupation nazie, ont collaboré avec l’ennemi et contribué à la persécution des juifs. Doté d’une aura de grand écrivain, pourvu d’un incontestable magistère d’influence, Louis-Ferdinand Céline, par ses pamphlets entre autres, a contribué à façonner une partie de l’opinion, notamment en renforçant l’antisémitisme, et donc en rendant possibles les persécutions antisémites contemporaines de la deuxième guerre mondiale. Prétendre, comme il l’a fait pour s’absoudre de toute responsabilité, qu’il était uniquement un écrivain, n’apparaît pas comme une explication crédible. Un écrivain est incontestablement responsable de ses écrits et des actions parfois dramatiques qu’ils peuvent générer. Ainsi, le regard qu’il porte sur les juges de l’épuration apparaît empreint d’injustice, et la peinture qu’il en fait se révèle souvent dépourvue d’esprit de nuances. Ce constat marque les limites de ce grand écrivain et nous invite à ne jamais faire une distinction artificielle et fallacieuse entre le créateur et l’homme qui, a à l’évidence, contribué à l’écriture de pages très sombres de notre histoire.

 

 

1) Y. Buin, Céline, Folio biographies, éd. Gallimard, 2009, p. 330-331.

2) Pour avoir un exact aperçu de cette procédure judiciaire on se référera à l’ouvrage très complet : “Le procès de Céline 1944-1951, Dossiers de la Cour de justice de la Seine et du Tribunal militaire de Paris”, Textes établis et présentés par Gaël Richard, Du Lérot éditeur, 2011, p. 12.

3) L-F. Céline, Cahiers de prison - Février-octobre 1946, p. 38-39.

4) L-F. Céline, Cahiers de prison, op.cit, p 67-68.

5) L-F. Céline, Cahiers de prison, op.cit, p 67.

6) L-F. Céline, Lettre n° 1 - mai 1945 adressée à Maître Mikkelsen in Lettres de prison à Lucette Destouches et à Maître Mikkelsen - 1945-1947, Gallimard ; 1998, p. 25.

7) L-F. Céline, Cahiers de prison, op.cit, p. 74.

8) L-F Céline, Cahiers de prison, op.cit, p 74.

9) L-F Céline, Cahiers de prison, op.cit, p 36-37.

10) L-F Céline, Cahiers de prison, op.cit, p 38.

11) L-F Céline, Cahiers de prison, op.cit. p 35-36.

12) L-F. Céline, Lettre n° 11 - 25 décembre 1945 adressée à Maître Mikkelsen in Lettres de prison à Lucette Destouches et à Maître Mikkelsen - 1945-1947, Gallimard, 1998, p34.

13) J-P Sartre, La responsabilité de l’écrivain, éd. Verdier, 1998, p 39.

 

Yves Benhamou,

Président de chambre à la cour d’appel de Douai,

Historien



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