Louis-Ferdinand Destouches, plus connu sous le nom de
plume de Céline, est une figure extrêmement controversée. C’est à la fois un
très grand écrivain qui inventa dans ses romans, notamment dans le plus connu Voyage
au bout de la nuit, un style profondément original incorporant dans la
langue écrite le langage oral, et un personnage sulfureux impliqué dans la
Collaboration et qui témoigna d’un antisémitisme virulent, notamment dans ses
pamphlets tels que Bagatelles pour un massacre, L’école des cadavres ou
encore Les beaux draps...
À la Libération, il fit l’objet, dans le cadre de ce
qu’on a appelé l’épuration, de poursuites judiciaires à la fois en raison de sa
collaboration avec l’Allemagne nazie et de son antisémitisme. Céline prit la
fuite d’abord en Allemagne à Baden-Baden le 17 juin 1944 puis au Danemark où
accompagné de son épouse Lucette, il arriva le 27 mars 1945. Il est
symptomatique de relever que le couple s’est vu accorder le droit d’entrée au
Danemark, alors sous occupation allemande, par le représentant du Reich, Werner
Best, membre du parti nazi et qui jusqu’en 1942 en poste à Paris dans le cadre
de la police militaire a participé sous l’autorité d’Himmler à la répression
des juifs1. Durant cet exil danois,
Céline, qui fait l’objet d’une demande d’extradition des autorités judiciaires
françaises, sera incarcéré le 17 décembre 1945 à la prison de l’Ouest à
Copenhague ; son séjour en détention durera 17 mois.
Céline a ainsi été initialement inculpé d’intelligence
avec l’ennemi, et plus précisément pour avoir « en temps de guerre,
sciemment accompli des actes de nature à nuire à la défense nationale avec
l’intention de favoriser les entreprises de toute nature de l’Allemagne,
puissance ennemie de la France ou de l’une quelconque des nations alliées en
guerre avec les puissances de l’Axe2 ».
Puis après instruction de son dossier à la fin de l’année 1949, il a été
définitivement inculpé pour « actes de nature à nuire à la défense
nationale ». Il a été déclaré coupable de ce chef d’infraction et
condamné par la Cour de Justice de la Seine par contumace le 21 février 1950 à
une peine d’un an d’emprisonnement, à 50 000 francs d’amende ainsi qu’à la
confiscation de la moitié de ses biens présents et à venir et frappé
d’indignité nationale. L’avocat de Céline, Jean-Louis Tixier-Vignancour, ayant
ensuite déféré ce dossier au tribunal militaire de Paris, cette juridiction a
rendu le 21 avril 1951 un jugement d’amnistie. Céline revint en France en
juillet 1951. Le procureur général ayant formé un pourvoi en cassation contre
le jugement du tribunal militaire de Paris, la Cour de cassation, par un arrêt
en date du 6 décembre 1951, a prononcé le Cassation de principe « dans
l’intérêt de la loi » de cette décision d’amnistie ce qui aboutira en fait
au maintien de l’amnistie. Céline aura ainsi bénéficié d’un sort judiciaire
extrêmement clément.
Durant la période où il est détenu à la prison de
l’Ouest à Copenhague et au cours de laquelle il écrira beaucoup, aussi bien
dans ses Cahiers de prison que dans sa correspondance avec son avocat
danois, Maître Thorvald Mikkelsen, il tente de forger un argumentaire en vue de
sa défense dans le cadre de la procédure judiciaire diligentée à son encontre.
À cette occasion avec son verbe acerbe de pamphlétaire, Céline fustige sans
cesse et non sans mauvaise foi les juges. Il campe volontiers dans une posture
de victimisation face aux juges de l’épuration et en vient même à leur dénier
toute légitimité.
Louis-Ferdinand Céline campant
volontiers dans une posture de victimisation face aux juges de l’épuration
Une posture de victimisation expliquant les poursuites
judiciaires par la jalousie littéraire
Louis-Ferdinand Céline de manière
récurrente dans les écrits relatifs à sa défense aime camper dans une posture
de victimisation. Il est victime de la vindicte des juges français de
l’épuration dont le zèle est sous tendu notamment par la jalousie littéraire
dont il n’a cessé de faire l’objet. Il témoigne à ce sujet d’un orgueil voire
d’une mégalomanie que rien ne vient tempérer ; il met en exergue les véritables
motifs qui selon lui motivent les poursuites judiciaires qu’on diligente à son
endroit. Il souligne ainsi que l’institution judiciaire est en quelque
sorte instrumentalisée par beaucoup d’écrivains envieux de son succès ; il
stigmatise à ce sujet dans ses Cahiers de prison : « la haine
irréductible de presque tous les littérateurs français jaloux à crever de mon
succès subit inouï, de mon entrée fracassante avec Voyage au bout de la nuit,
qui a bouleversé tout le style du roman français3. »
Plus loin il indique à propos des ressorts de cette vengeance ourdie selon
lui par la magistrature à son endroit : « Dans mon cas viennent
s’ajouter des haines littéraires, artistiques toutes spéciales [...] mes pires
ennemis veulent bien reconnaître que j’ai bouleversé le style français – je
suis parvenu à relier à fondre ce qui n’avait jamais été fait: la langue parlée
avec la langue écrite créant aussi ce style nouveau que mes pires ennemis
doivent bien actuellement de gré ou de force copier ou emprunter – en France
cela ne se pardonne pas – Si l’on avait à leur époque trouvé quelque bon
prétexte pour fusiller les impressionnistes Manet, Monet [...] la foule
l’aurait fait avec plaisir4 ».
Céline n’hésite pas à se comparer souvent
aux plus grands écrivains de la littérature française, en proie comme lui à des
persécutions. Dans ses Cahiers de prison il écrit notamment : «
Ce n’est pas pour rien qu’à travers les siècles presque tous les écrivains
français ont dû prendre l’exil pour une plus ou moins longue durée - Victor
Hugo 20 ans - Chateaubriand 6 ans - Ronsard et du Bellay - Vallès5”. Il
revient sur cet argument dans sa correspondance et notamment dans un courrier
adressé à son avocat, Maître Mikkelsen où il écrit: « combien sont
nombreux les écrivains français qui à un moment ou l’autre ont dû fuir leur
Patrie! Presque tous furent exilés... depuis Villon jusqu’à Verlaine, Daudet,
en passant par Zola, Chateaubriand, Lamartine, Chénier...hélas guillotiné...
Bien entendu je ne vous apprends pas que la persécution est presque la règle
dans nos Lettres et l’exil...6 »
Mais paradoxalement cette posture de
victimisation le conduit pour réfuter l’accusation d’antisémitisme, à témoigner
de négationnisme – donc à nier purement et simplement la réalité des
persécutions antisémites et notamment des camps d’extermination nazis.
Une posture de victimisation qui le conduit à témoigner
de négationnisme
Louis-Ferdinand Céline l’affirme
péremptoirement en suggérant qu’il est la victime d’attaques injustes à ce
sujet : « je n’ai jamais dans mes livres recommandé aucune action
antisémite7 ».
Il paraît ce faisant oublieux du fait que dans ses pamphlets il a réclamé
l’expulsion des juifs. De plus pour écarter l’accusation qui lui imputerait
d’avoir incité à des persécutions antisémites, il glisse sur le terrain d’une
forme avérée d’antisémitisme, en se livrant à ce que l’on nomme maintenant du
négationnisme. Il écrit notamment de manière surprenante dans des termes qui ne
peuvent que susciter l’indignation : « Il n’y a jamais eu de
persécutions juives en France. Ils ont toujours été parfaitement libres de
leurs personnes et de leurs biens en zone de Vichy. – en zone nord ils ont reçu
pendant quelques mois une petite étoile (quelle gloire!). Et l’on a confisqué
que quelques biens juifs (avec mille chichis!) Que l’on leur a rendus depuis
lors et comment ! dix fois la mise ! » Cette affirmation est
d’autant plus étrange que depuis mai 1945 circulait des informations sur la
réalité des camps d’extermination nazis et sur les nombreuses persécutions
alors perpétrées à l’égard des juifs ainsi que sur la spoliation méthodique
dont ils ont fait l’objet. L’auteur du Voyage au bout de la nuit le
savait alors parfaitement.
Mais Louis-Ferdinand Céline en vient
même à dénier toute légitimité aux juges de l’épuration.

Louis-Ferdinand Céline déniant toute légitimité
aux juges de l’épuration
Un parallèle discutable entre les juges de l’épuration
et des juridictions d’exception du passé
Céline n’hésite pas à parler de
« l’effroyable sauvagerie partout des tribunaux français8 ».
Il en vient même avec une plume vengeresse de polémiste à faire un
parallèle discutable entre les juges de l’épuration lors de la Libération et
des juridictions d’exception ayant œuvré dans des périodes troublées de
l’histoire de France. En procédant à une telle comparaison il dénie à ces juges
de l’épuration toute légitimité et toute impartialité. Il écrit ainsi :
« Il ne s’agit pas de juger selon les lois mais de satisfaire à une
opinion publique fiévreuse et féroce - Pas l’ombre de justice réelle à espérer
- Ce ne sont que [des] corridas d’homme que l’on offre au peuple – Et je suis à
n’en pas douter l’une des bêtes promises et depuis longtemps – dont la
malignité, l’aveuglement, la sauvagerie, l’injustice partisane sont légendaires
par les temps de crises politiques comme celle que nous traversons (89 - 48 - 70 etc.) - ces tribunaux dits d’exception sont une des hontes de l’Histoire
[...] ces tribunaux dits exceptionnels qui n’ont plus rien de commun avec la
justice et qui surgissent toujours lors des grandes crises politiques et
militaires, Saint Barthélémy, Fronde, Terreur 89, Terreur juin 48, Terreur de
la Commune 71 etc. représentent une grande honte de l’Histoire des Français9 ».
Plus loin il affirme dans une optique similaire : « Cette
manie de vengeance est très française. La Convention de 89 entendait couper la
tête de tous les émigrés [...] - Elle est même partie en guerre dans ce but
[...] la justice spéciale française des temps de troubles politiques 89, 48,
71 etc. N’a jamais agi autrement [...] On peut dire que pendant ces époques de
délire politique la justice et le droit ne comptent plus en France - Il ne
s’agit plus que de vengeances et de persécutions enragées10 ».
Céline conteste aussi la légitimité
des juges de l’épuration en leur faisant grief de témoigner d’un zèle à
géométrie variable de telle manière que certains collaborateurs importants ont
échappé aux foudres de la répression. Ainsi avec une plume acide il
écrit : « je ferai respectueusement remarquer que des
collaborateurs avérés, démontrés, proclamés [...] ont trouvé asile un peu
partout dans les semaines qui ont suivi l’effondrement allemand - Fort peu ont
été livrés à la France même par la Suisse qui pourtant voue à tout ce qui est
“collaborateur” une haine absolue. Je ne citerai que les réfugiés les plus
notoires ;
- En Suisse : Paul Morand -
l’écrivain universellement connu et ambassadeur de Vichy en Roumanie et en
Suisse ;
Jardin, ancien chef de cabinet de
Laval,
- En Espagne, Abel Bonnard – membre
de l’Académie française – ex ministre de l’instruction publique que Vichy ;
Gabolde - ancien ministre de la
justice de Vichy, grand fusilleur des maquisards ; Guérard, Inspecteur des
Finances, ancien chef de cabinet de Laval ; Alain Laubreaux – ancien
directeur de Je suis partout, le plus grand journaliste collaborateur [...] Ces
personnages prestigieux n’ont fait l’objet d’aucun mandat d’amener. Seul Laval,
criminel de guerre, a été contraint de quitter l’Espagne – mais il n’a pas été
livré, il s’est rendu de lui-même en Autriche11 ».
Toutefois, force est de constater
qu’en citant ces noms – certes de figures importantes de la Collaboration –, Céline entend faire diversion et éluder sa propre responsabilité de collaborateur lui aussi avéré.
Mais il tente également de contester
la légitimité des juges de l’épuration en se prévalant de la qualité
d’écrivain.
Une légitimité contestée par Louis-Ferdinand Céline au
regard de sa qualité d’écrivain
Dans une lettre adressée à son avocat
danois, Maître Mikkelsen, Louis-Ferdinand Céline affirme : « Je
suis un écrivain et rien qu’un écrivain. Je n’ai jamais travaillé pour le
compte des journaux ou de la radio ou de quoi que ce soit12 ».
Ce faisant, il revendique sa seule qualité d’artiste surtout préoccupé de
littérature et qui n’a pas de rôle ni d’influence dans la vie publique. Les
juges de l’épuration n’ont pas selon lui vocation à juger un homme qui s’est
consacré uniquement à son activité d’écrivain de telle manière qu’il conteste
là encore leur légitimité.
Toutefois, ce faisant, il feint
d’ignorer l’influence considérable que son œuvre d’écrivain a eue en France. Il
se mue presque paradoxalement en adepte de l’art pour l’art. Or, de toute
évidence un écrivain n’est pas dans une situation de totale irresponsabilité
sociale, il n’est pas dans une citadelle, loin des problèmes de la cité. Les
pamphlets violemment antisémites de Louis-Ferdinand Céline, écrivain renommé
aux livres comportant de très forts tirages, ont eu une influence considérable
en France et ont contribué dans une large mesure à façonner l’opinion publique
française. Du reste, dans un bel essai intitulé précisément La responsabilité
de l’écrivain, Jean-Paul Sartre écrivait très justement : « Il n’y
a pas de littérature innocente, de même que Saint Just disait “on ne gouverne
pas innocemment”, il faut dire : on ne parle pas, on n’écrit pas
innocemment13 ».
Louis-Ferdinand Céline est
incontestablement un grand écrivain qui a créé un style très original. Même
dans ses textes polémiques relatifs à la procédure judiciaire initiée contre
lui à la Libération écrits dans une langue riche, dense, et d’une invention
pleine de verve, il témoigne de ce brio littéraire. Mais il a aussi un versant
particulièrement sombre comme en témoignent ses pamphlets antisémites.
Il s’est rapidement mis dans une
posture de victime pour échapper aux poursuites judiciaires qui ont été
exercées contre lui à la Libération. Non, il n’est pas vrai que de telles
procédures ont été conduites par des juges qui ont eu pour motivation
essentielle de relayer la jalousie et le désir de vengeance des milieux
littéraires ! Non, il n’est pas exact de prétendre, pour les délégitimer,
que les juridictions de l’épuration étaient dépourvues d’impartialité et
animées par un désir de vengeance, à l’instar des juridictions d’exception qui
ont jalonné l’histoire de France lors de périodes troublées ! Or, pour
perfectible et parcellaire qu’elle ait été, l’épuration apparaissait en phase
avec l’exigence légitime de punir ceux qui, sous l’occupation nazie, ont
collaboré avec l’ennemi et contribué à la persécution des juifs. Doté d’une
aura de grand écrivain, pourvu d’un incontestable magistère d’influence,
Louis-Ferdinand Céline, par ses pamphlets entre autres, a contribué à façonner
une partie de l’opinion, notamment en renforçant l’antisémitisme, et donc en
rendant possibles les persécutions antisémites contemporaines de la deuxième
guerre mondiale. Prétendre, comme il l’a fait pour s’absoudre de toute
responsabilité, qu’il était uniquement un écrivain, n’apparaît pas comme une
explication crédible. Un écrivain est incontestablement responsable de ses
écrits et des actions parfois dramatiques qu’ils peuvent générer. Ainsi, le
regard qu’il porte sur les juges de l’épuration apparaît empreint d’injustice,
et la peinture qu’il en fait se révèle souvent dépourvue d’esprit de nuances.
Ce constat marque les limites de ce grand écrivain et nous invite à ne jamais
faire une distinction artificielle et fallacieuse entre le créateur et l’homme
qui, a à l’évidence, contribué à l’écriture de pages très sombres de notre
histoire.
1) Y. Buin, Céline, Folio biographies,
éd. Gallimard, 2009, p. 330-331.
2) Pour avoir un exact aperçu de cette
procédure judiciaire on se référera à l’ouvrage très complet : “Le procès de
Céline 1944-1951, Dossiers de la Cour de justice de la Seine et du Tribunal
militaire de Paris”, Textes établis et présentés par Gaël Richard, Du Lérot
éditeur, 2011, p. 12.
3) L-F. Céline, Cahiers de prison -
Février-octobre 1946, p. 38-39.
4) L-F. Céline, Cahiers de prison,
op.cit, p 67-68.
5) L-F. Céline, Cahiers de prison,
op.cit, p 67.
6) L-F. Céline, Lettre n° 1 - mai 1945
adressée à Maître Mikkelsen in Lettres de prison à Lucette Destouches et à
Maître Mikkelsen - 1945-1947, Gallimard ; 1998, p. 25.
7) L-F. Céline, Cahiers de prison,
op.cit, p. 74.
8) L-F Céline, Cahiers de prison,
op.cit, p 74.
9) L-F Céline, Cahiers de prison,
op.cit, p 36-37.
10) L-F Céline, Cahiers de prison,
op.cit, p 38.
11) L-F Céline, Cahiers de prison,
op.cit. p 35-36.
12) L-F. Céline, Lettre n° 11 - 25
décembre 1945 adressée à Maître Mikkelsen in Lettres de prison à Lucette
Destouches et à Maître Mikkelsen - 1945-1947, Gallimard, 1998, p34.
13) J-P Sartre, La responsabilité de
l’écrivain, éd. Verdier, 1998, p 39.
Yves Benhamou,
Président de chambre à la cour d’appel
de Douai,
Historien