« Il faut davantage et mieux recueillir
la parole de l’enfant, sans être à genoux devant elle
(...). Le mineur ne dit pas forcément la vérité, il dit sa vérité. C’est à
nous de savoir l’interpréter », estime l’ancien magistrat Jean-Pierre
Rosenczveig.
Alors que les défenseurs des droits de
l’enfant appellent régulièrement à mieux prendre en compte leur parole – comme
l’a récemment fait Martine Brousse, présidente de La Voix de l'enfant, invitée
en janvier dernier par BFM TV à réagir face à l’affaire des enfants de
Noyelles-sous-Lens –, l’Association francophone de psychologie et
psychopathologie de l’enfant et l’adolescent (APPEA) a organisé le 7 mars 2023
un webinaire intitulé « La parole de l’enfant en justice : trouver le bon
équilibre ».
Le magistrat honoraire Jean-Pierre
Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny et auteur du
rapport « De nouveaux droits pour les enfants ? », y rappelle que dans
le droit commun, au départ, l’enfant était considéré comme une personne peu
fiable, incapable de s’exprimer et même incapable tout court sur le plan
juridique. « Mais la Convention internationale des droits de l’enfant (en
1989, ndlr) est venue apporter une vision moderne de ce dernier, qui peut
exprimer un point de vue légitime », indique-t-il.
Violences faites aux enfants : la parole
se libère malgré les obstacles
Par ailleurs, depuis quelques années, la
société prend conscience de l’ampleur et de l’importance des violences faites
aux enfants, notamment sexuelles. « Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’il ne
s’agit pas de seulement quelques individus concernés, mais de 5,5 millions de
personnes qui prétendent avoir été victimes de violences sexuelles, notamment
dans le cadre familial », souligne Jean-Pierre Rosenczveig. Ce dernier
observe un deuxième phénomène : « On est en train de réaliser l’impact
considérable des violences supportées très jeunes par des enfants sur le cours
de leur vie. » Dans ce contexte, la parole des mineurs en justice prend une
importance toute particulière.
Cependant, le magistrat fait état d’une
première difficulté : même si son témoignage est fondamental, la victime est
globalement exclue du procès, car la justice est rendue au nom de la
République, ce qui peut être particulièrement dur à vivre. « On fait venir
la victime pour qu’elle dise ce qu’elle a vécu puis on la fait s’asseoir : on
s’intéresse à l’auteur et non plus à la victime. » En outre, il demeure des
freins culturels à la considération de la parole des victimes, « a fortiori
quand il s’agit de femmes et d’enfants : leur parole est moins crédible et
moins audible », précise-t-il.
Un autre obstacle réside dans les
répercussions de l’affaire d’Outreau, fiasco judiciaire qui a « décrédibilisé
tous les travaux et les efforts faits pour essayer de mieux prendre en compte
la parole de l’enfant », se désole Jean-Pierre Rosenczveig. L’ancien
président du tribunal pour enfants de Bobigny observe en outre qu’à l’heure
actuelle, parole contre parole se résout plutôt contre la victime que contre la
personne accusée. « Il faut davantage et mieux recueillir la parole de
l’enfant, sans être à genoux devant elle »,
nuance-t-il. « L'enfant ne dit pas forcément la vérité, il dit sa vérité.
C’est à nous de savoir l’interpréter ».
Quitter le débat sur le consentement
sexuel, une étape « nécessaire »
Toutefois, le débat sur la parole du
mineur, et plus spécifiquement sur son consentement, a parfois « été utilisé
pour protéger des prédateurs », dénonce Jean-Pierre Rosenczveig, faisant
référence, en matière pénale, à la question du consentement sexuel des mineurs.
Le magistrat honoraire rappelle notamment que dans une affaire jugée en 2017,
la cour d’assises de la Seine-et-Marne avait acquitté un homme de 30 ans jugé
pour le viol d’une fille de 11 ans en 2009, les jurés ayant estimé que le viol
n’était pas caractérisé, puisque la contrainte, la menace, la violence et la
surprise n’avaient pas été établis.
Et si la secrétaire d'État chargée de l'Égalité
entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa avait annoncé, au sein de son
projet de loi contre les violences sexuelles et sexistes, la création d’un
seuil d’âge en-dessous duquel un enfant est présumé ne pas avoir consenti à une
relation sexuelle avec un majeur, il n’en avait finalement rien été, la loi de
2018 s’étant contentée d’ajouter un alinéa dans le Code pénal indiquant que « la
contrainte morale ou la surprise peuvent résulter de l’abus de l’ignorance de
la victime ne disposant pas de la maturité ou du discernement nécessaire pour
consentir à ces actes », à charge donc pour la victime de prouver
qu’elle ne disposait pas du discernement nécessaire.
Une « erreur politique heureusement
réparée », juge Jean-Pierre Rosenczveig, avec la loi du 21 avril 2021
visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l'inceste. Si
le texte a été critiqué pour sa complexité, l’ancien président du tribunal pour
enfants de Bobigny estime qu’il a permis « de quitter le débat sur le
consentement », une étape selon lui « nécessaire ». « Désormais,
peu importe que l’enfant ait dit oui ou non, qu’il ait résisté ou pas » :
la loi a fixé un seuil de non-consentement qui rend impossible le consentement
d’un mineur de 15 ans ayant des relations sexuelles avec un majeur âgé d’au
moins 5 ans de plus que lui.
En matière civile, des progrès et des
ratés
Côté civil, les lignes bougent aussi,
malgré quelques régressions, regrette Jean-Pierre Rosenczveig. Depuis 2002,
l’article 371-1 du Code civil indique notamment que les parents associent
l'enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité
; ce qui signifie, précise le magistrat honoraire, que « les parents
doivent prendre en considération l’opinion de leurs enfants sur toutes les
décisions importantes qu’ils s’apprêtent à prendre les concernant ». « Cela
ne veut pas dire qu’il faille se résoudre à son opinion, mais il doit être
consulté et est en droit d’exprimer ce qu’il souhaite », nuance-t-il.
Par ailleurs, l’article 12 de la
Convention internationale des droits de l’enfant a « intégré le droit
français » via la loi du 8 janvier 1993, laquelle a aménagé, à l’article
388-1 du Code civil, un régime général d’audition du mineur capable de
discernement dans les procédures civiles le concernant. Puis à la suite de la
Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants du 25 janvier 1996,
la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance a modifié ce même
article, rendant systématique l'audition, par le juge aux affaires familiales,
de l'enfant, si celui-ci le demande et « dans toute procédure le concernant
». Se pose cependant la question de la portée de cette parole, souligne
Jean-Pierre Rosenczveig. Dans certaines situations prévues par la loi, il
s’agit d’un accord. Par exemple, il ne peut pas y avoir d’adoption après 13 ans
sans l’accord de l’enfant. « Toutefois, dans la grande majorité des cas,
affirme-t-il, c’est un avis : l’enfant donne son point de vue et le juge
décide. »
Selon Jean-Pierre Rosenczveig, ce droit a
toutefois été mis à mal par la réforme du divorce par consentement mutuel,
issue de la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe
siècle, qui a déjudiciarisé ce cas de divorce et donc abouti à ce qu’il ne
fasse plus l’objet d’un contrôle par le juge aux affaires familiales,
normalement garant de l’intérêt de l’enfant. Pour le magistrat, l’enfant a donc
été « squeezé ». Certes, le Code civil a prévu en parallèle que les
époux ne peuvent consentir mutuellement à leur divorce lorsque « le mineur,
informé par ses parents de son droit à être entendu par le juge dans les
conditions prévues à l’article 388-1, demande son audition par le juge »
(audition qui judiciarise ainsi le divorce) et que les époux souhaitant
divorcer par consentement mutuel sont tenus d’informer leurs enfants mineurs,
capables de discernement, de leur droit d’être entendus par le juge. Cependant,
« peut-on imaginer que des parents en plein divorce vont réellement informer
leur enfant du droit qu’il a d’être entendu en justice ? », interpelle
l’ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny.
Toujours en matière civile, mais cette
fois dans le cadre du placement de l’enfant, ce n’est que tout récemment que la
loi du 7 février 2022 relative à la protection des enfants est venue consacrer
le fait que tout juge qui envisage de confier un enfant à quelqu’un d’autre que
ses parents doive l’entendre au préalable. « C’est extraordinaire qu’il
faille, au XXIe siècle, venir dire que le juge se doit d’entendre
l’enfant concerné, tempête Jean-Pierre Rosenczveig. Si aujourd’hui le
législateur est obligé de le dire, c’est que ça ne se fait pas partout, et
qu’il y a des juges qui peuvent confier des enfants à des institutions et à des
personnes sans les entendre. On est loin de la reconnaissance concrète du droit
de l'enfant à être entendu », s’inquiète le magistrat honoraire.
Améliorer le recueil de la parole de
l’enfant
Jean-Pierre Rosenczveig plaide par
ailleurs pour améliorer le recueil de la parole de l’enfant, qui ne doit pas se
limiter à un simple dialogue. « La communication, ce n’est pas seulement
parler avec l’enfant, c’est se préoccuper de lui, se mettre à sa place ; créer
un climat propice, le soutenir, l’accompagner, le mettre en situation
d’exprimer des choses. » Ce qui « peut prendre du temps et nécessite de
la confiance », admet-il. En outre, « il faut également assurer au
mineur que le poids des conséquences de ce qu’il dira ne pèsera pas sur lui
», insiste-t-il.
Le magistrat honoraire estime également
que les différents acteurs impliqués (policiers, gendarmes, magistrats…)
doivent être conscients que la parole recouvre aussi tout ce qui est « exprimé
» au sens large, « le comportement de l’enfant, ses silences, ses non-dits,
sa difficulté à s'exprimer ». Il vise en particulier les cas où l’enfant
n’affirme pas verbalement qu’il est victime mais où son langage corporel le
traduit. « Nous avons l’obligation de protéger la personne en danger, que
cette personne l’ait exprimé de manière explicite ou implicite – et s’agissant
d’autant plus des enfants, nous n’avons pas à attendre qu’ils nous autorisent
de les protéger, on se doit de les protéger », rappelle-t-il.
Jean-Pierre Rosenczveig le martèle :
l’amélioration du recueil de la parole du mineur – et en particulier du mineur
victime – passe par le développement « de procédures professionnalisées
validées ». Ces procédures résultent en grande partie du travail de deux
policiers, Carole Mariage et Thierry Terraube, qui ont observé les
comportements des enfants et des professionnels, et mis en place une
méthodologie ayant servi jusqu’ici à former près de 1 000 policiers et
gendarmes en la matière.
Exemple qui pourrait paraître anodin mais
qui ne l’est pas : s’agissant du choix de l’interlocuteur de l’enfant parmi les
gendarmes et policiers, Carole Mariage et Thierry Terraube ont déterminé une
démarche simple consistant à laisser choisir l’enfant qui, « accueilli
autour d’un goûter par plusieurs “types” de profils », va, « en quelques
minutes, naturellement aller vers celui qu’il a identifié comme étant son
interlocuteur ». En effet, « pendant longtemps, la coutume consistait à
designer un interlocuteur d’un certain âge ou une femme pour rassurer l’enfant,
mais dans le cas de violences commises sur l’enfant, par exemple, il pouvait
alors s’agir du même profil que celui ou celle ayant commis les violences », ce
qui était donc contre-productif, explique l’ancien président du tribunal pour
enfants de Bobigny.
Parmi les autres progrès notables pour
libérer la parole, des salles d’audition spécifiques installées dans certains
hôpitaux (sur le même modèle que les salles dites « Mélanie » au sein des
commissariats et gendarmeries) pour y recevoir des enfants victimes de
violences, mais aussi des procédures faisant intervenir des instruments
transitionnels. « Petit à petit, les choses sont en train de s’améliorer. On
n’est pas au bout, mais on a fait de sacrés efforts », observe Jean-Pierre
Rosenczveig.
Un mineur peut porter plainte seul
Quoi qu’il en soit, l’ancien président du
tribunal pour enfants de Bobigny le martèle : libérer la parole des enfants
pour qu’ils deviennent véritablement « acteurs » de leurs droits n’exonère pas
les adultes de leurs responsabilités. « Ce n’est pas parce que les enfants
ont des droits que les adultes n’ont pas de responsabilités à les préparer à
l’exercice de ces derniers », résume-t-il.
Néanmoins, jusqu’où les parents ou les
responsables de l’enfant peuvent-ils accompagner ce dernier dans l’expression
de sa parole au sein des services de police/justice ? « La limite de
l’exercice, c’est quand les parents sont les auteurs du problème que rencontre
le jeune », note Jean-Pierre Rosenczveig. En effet, difficile de se rendre
au commissariat accompagné de son père ou de sa mère quand on est ou a été
victime de violences par cette même personne.
Cependant, « le droit français a
consacré le droit de l'enfant de porter plainte seul. Contrairement à ce que
beaucoup d’adultes disent et d'enfants croient, un mineur victime peut donc
aller seul au commissariat », signale-t-il. Les policiers sont alors dans
l’obligation d’entendre l’enfant, de rédiger un procès-verbal de l’audition de
l’enfant et de la plainte qu’il peut porter. Un rappel important à l’heure où
de nombreuses victimes, et en particulier de violences sexuelles, n’osent
toujours pas porter plainte.
Bérengère Margaritelli