JUSTICE

Parole de l'enfant en justice : un délicat équilibre

Parole de l'enfant en justice : un délicat équilibre
Publié le 13/06/2023 à 18:15

« Il faut davantage et mieux recueillir la parole de l’enfant, sans être à genoux devant elle (...). Le mineur ne dit pas forcément la vérité, il dit sa vérité. C’est à nous de savoir l’interpréter », estime l’ancien magistrat Jean-Pierre Rosenczveig.

Alors que les défenseurs des droits de l’enfant appellent régulièrement à mieux prendre en compte leur parole – comme l’a récemment fait Martine Brousse, présidente de La Voix de l'enfant, invitée en janvier dernier par BFM TV à réagir face à l’affaire des enfants de Noyelles-sous-Lens –, l’Association francophone de psychologie et psychopathologie de l’enfant et l’adolescent (APPEA) a organisé le 7 mars 2023 un webinaire intitulé « La parole de l’enfant en justice : trouver le bon équilibre ».

Le magistrat honoraire Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny et auteur du rapport « De nouveaux droits pour les enfants ? », y rappelle que dans le droit commun, au départ, l’enfant était considéré comme une personne peu fiable, incapable de s’exprimer et même incapable tout court sur le plan juridique. « Mais la Convention internationale des droits de l’enfant (en 1989, ndlr) est venue apporter une vision moderne de ce dernier, qui peut exprimer un point de vue légitime », indique-t-il.

Violences faites aux enfants : la parole se libère malgré les obstacles

Par ailleurs, depuis quelques années, la société prend conscience de l’ampleur et de l’importance des violences faites aux enfants, notamment sexuelles. « Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas de seulement quelques individus concernés, mais de 5,5 millions de personnes qui prétendent avoir été victimes de violences sexuelles, notamment dans le cadre familial », souligne Jean-Pierre Rosenczveig. Ce dernier observe un deuxième phénomène : « On est en train de réaliser l’impact considérable des violences supportées très jeunes par des enfants sur le cours de leur vie. » Dans ce contexte, la parole des mineurs en justice prend une importance toute particulière. 

Cependant, le magistrat fait état d’une première difficulté : même si son témoignage est fondamental, la victime est globalement exclue du procès, car la justice est rendue au nom de la République, ce qui peut être particulièrement dur à vivre. « On fait venir la victime pour qu’elle dise ce qu’elle a vécu puis on la fait s’asseoir : on s’intéresse à l’auteur et non plus à la victime. » En outre, il demeure des freins culturels à la considération de la parole des victimes, « a fortiori quand il s’agit de femmes et d’enfants : leur parole est moins crédible et moins audible », précise-t-il.

Un autre obstacle réside dans les répercussions de l’affaire d’Outreau, fiasco judiciaire qui a « décrédibilisé tous les travaux et les efforts faits pour essayer de mieux prendre en compte la parole de l’enfant », se désole Jean-Pierre Rosenczveig. L’ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny observe en outre qu’à l’heure actuelle, parole contre parole se résout plutôt contre la victime que contre la personne accusée. « Il faut davantage et mieux recueillir la parole de l’enfant, sans être à genoux devant elle », nuance-t-il. « L'enfant ne dit pas forcément la vérité, il dit sa vérité. C’est à nous de savoir l’interpréter ». 

Quitter le débat sur le consentement sexuel, une étape « nécessaire »

Toutefois, le débat sur la parole du mineur, et plus spécifiquement sur son consentement, a parfois « été utilisé pour protéger des prédateurs », dénonce Jean-Pierre Rosenczveig, faisant référence, en matière pénale, à la question du consentement sexuel des mineurs. Le magistrat honoraire rappelle notamment que dans une affaire jugée en 2017, la cour d’assises de la Seine-et-Marne avait acquitté un homme de 30 ans jugé pour le viol d’une fille de 11 ans en 2009, les jurés ayant estimé que le viol n’était pas caractérisé, puisque la contrainte, la menace, la violence et la surprise n’avaient pas été établis.

Et si la secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa avait annoncé, au sein de son projet de loi contre les violences sexuelles et sexistes, la création d’un seuil d’âge en-dessous duquel un enfant est présumé ne pas avoir consenti à une relation sexuelle avec un majeur, il n’en avait finalement rien été, la loi de 2018 s’étant contentée d’ajouter un alinéa dans le Code pénal indiquant que « la contrainte morale ou la surprise peuvent résulter de l’abus de l’ignorance de la victime ne disposant pas de la maturité ou du discernement nécessaire pour consentir à ces actes », à charge donc pour la victime de prouver qu’elle ne disposait pas du discernement nécessaire.

Une « erreur politique heureusement réparée », juge Jean-Pierre Rosenczveig, avec la loi du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l'inceste. Si le texte a été critiqué pour sa complexité, l’ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny estime qu’il a permis « de quitter le débat sur le consentement », une étape selon lui « nécessaire ». « Désormais, peu importe que l’enfant ait dit oui ou non, qu’il ait résisté ou pas » : la loi a fixé un seuil de non-consentement qui rend impossible le consentement d’un mineur de 15 ans ayant des relations sexuelles avec un majeur âgé d’au moins 5 ans de plus que lui.

En matière civile, des progrès et des ratés

Côté civil, les lignes bougent aussi, malgré quelques régressions, regrette Jean-Pierre Rosenczveig. Depuis 2002, l’article 371-1 du Code civil indique notamment que les parents associent l'enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité ; ce qui signifie, précise le magistrat honoraire, que « les parents doivent prendre en considération l’opinion de leurs enfants sur toutes les décisions importantes qu’ils s’apprêtent à prendre les concernant ». « Cela ne veut pas dire qu’il faille se résoudre à son opinion, mais il doit être consulté et est en droit d’exprimer ce qu’il souhaite », nuance-t-il.

Par ailleurs, l’article 12 de la Convention internationale des droits de l’enfant a « intégré le droit français » via la loi du 8 janvier 1993, laquelle a aménagé, à l’article 388-1 du Code civil, un régime général d’audition du mineur capable de discernement dans les procédures civiles le concernant. Puis à la suite de la Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants du 25 janvier 1996, la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance a modifié ce même article, rendant systématique l'audition, par le juge aux affaires familiales, de l'enfant, si celui-ci le demande et « dans toute procédure le concernant ». Se pose cependant la question de la portée de cette parole, souligne Jean-Pierre Rosenczveig. Dans certaines situations prévues par la loi, il s’agit d’un accord. Par exemple, il ne peut pas y avoir d’adoption après 13 ans sans l’accord de l’enfant. « Toutefois, dans la grande majorité des cas, affirme-t-il, c’est un avis : l’enfant donne son point de vue et le juge décide. » 

Selon Jean-Pierre Rosenczveig, ce droit a toutefois été mis à mal par la réforme du divorce par consentement mutuel, issue de la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, qui a déjudiciarisé ce cas de divorce et donc abouti à ce qu’il ne fasse plus l’objet d’un contrôle par le juge aux affaires familiales, normalement garant de l’intérêt de l’enfant. Pour le magistrat, l’enfant a donc été « squeezé ». Certes, le Code civil a prévu en parallèle que les époux ne peuvent consentir mutuellement à leur divorce lorsque « le mineur, informé par ses parents de son droit à être entendu par le juge dans les conditions prévues à l’article 388-1, demande son audition par le juge » (audition qui judiciarise ainsi le divorce) et que les époux souhaitant divorcer par consentement mutuel sont tenus d’informer leurs enfants mineurs, capables de discernement, de leur droit d’être entendus par le juge. Cependant, « peut-on imaginer que des parents en plein divorce vont réellement informer leur enfant du droit qu’il a d’être entendu en justice ? », interpelle l’ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny.

Toujours en matière civile, mais cette fois dans le cadre du placement de l’enfant, ce n’est que tout récemment que la loi du 7 février 2022 relative à la protection des enfants est venue consacrer le fait que tout juge qui envisage de confier un enfant à quelqu’un d’autre que ses parents doive l’entendre au préalable. « C’est extraordinaire qu’il faille, au XXIe siècle, venir dire que le juge se doit d’entendre l’enfant concerné, tempête Jean-Pierre Rosenczveig. Si aujourd’hui le législateur est obligé de le dire, c’est que ça ne se fait pas partout, et qu’il y a des juges qui peuvent confier des enfants à des institutions et à des personnes sans les entendre. On est loin de la reconnaissance concrète du droit de l'enfant à être entendu », s’inquiète le magistrat honoraire.

Améliorer le recueil de la parole de l’enfant

Jean-Pierre Rosenczveig plaide par ailleurs pour améliorer le recueil de la parole de l’enfant, qui ne doit pas se limiter à un simple dialogue. « La communication, ce n’est pas seulement parler avec l’enfant, c’est se préoccuper de lui, se mettre à sa place ; créer un climat propice, le soutenir, l’accompagner, le mettre en situation d’exprimer des choses. » Ce qui « peut prendre du temps et nécessite de la confiance », admet-il. En outre, « il faut également assurer au mineur que le poids des conséquences de ce qu’il dira ne pèsera pas sur lui », insiste-t-il. 

Le magistrat honoraire estime également que les différents acteurs impliqués (policiers, gendarmes, magistrats…) doivent être conscients que la parole recouvre aussi tout ce qui est « exprimé » au sens large, « le comportement de l’enfant, ses silences, ses non-dits, sa difficulté à s'exprimer ». Il vise en particulier les cas où l’enfant n’affirme pas verbalement qu’il est victime mais où son langage corporel le traduit. « Nous avons l’obligation de protéger la personne en danger, que cette personne l’ait exprimé de manière explicite ou implicite – et s’agissant d’autant plus des enfants, nous n’avons pas à attendre qu’ils nous autorisent de les protéger, on se doit de les protéger », rappelle-t-il.

Jean-Pierre Rosenczveig le martèle : l’amélioration du recueil de la parole du mineur – et en particulier du mineur victime – passe par le développement « de procédures professionnalisées validées ». Ces procédures résultent en grande partie du travail de deux policiers, Carole Mariage et Thierry Terraube, qui ont observé les comportements des enfants et des professionnels, et mis en place une méthodologie ayant servi jusqu’ici à former près de 1 000 policiers et gendarmes en la matière. 

Exemple qui pourrait paraître anodin mais qui ne l’est pas : s’agissant du choix de l’interlocuteur de l’enfant parmi les gendarmes et policiers, Carole Mariage et Thierry Terraube ont déterminé une démarche simple consistant à laisser choisir l’enfant qui, « accueilli autour d’un goûter par plusieurs “types” de profils », va, « en quelques minutes, naturellement aller vers celui qu’il a identifié comme étant son interlocuteur ». En effet, « pendant longtemps, la coutume consistait à designer un interlocuteur d’un certain âge ou une femme pour rassurer l’enfant, mais dans le cas de violences commises sur l’enfant, par exemple, il pouvait alors s’agir du même profil que celui ou celle ayant commis les violences », ce qui était donc contre-productif, explique l’ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny.

Parmi les autres progrès notables pour libérer la parole, des salles d’audition spécifiques installées dans certains hôpitaux (sur le même modèle que les salles dites « Mélanie » au sein des commissariats et gendarmeries) pour y recevoir des enfants victimes de violences, mais aussi des procédures faisant intervenir des instruments transitionnels. « Petit à petit, les choses sont en train de s’améliorer. On n’est pas au bout, mais on a fait de sacrés efforts », observe Jean-Pierre Rosenczveig. 

Un mineur peut porter plainte seul

Quoi qu’il en soit, l’ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny le martèle : libérer la parole des enfants pour qu’ils deviennent véritablement « acteurs » de leurs droits n’exonère pas les adultes de leurs responsabilités. « Ce n’est pas parce que les enfants ont des droits que les adultes n’ont pas de responsabilités à les préparer à l’exercice de ces derniers », résume-t-il.

Néanmoins, jusqu’où les parents ou les responsables de l’enfant peuvent-ils accompagner ce dernier dans l’expression de sa parole au sein des services de police/justice ? « La limite de l’exercice, c’est quand les parents sont les auteurs du problème que rencontre le jeune », note Jean-Pierre Rosenczveig. En effet, difficile de se rendre au commissariat accompagné de son père ou de sa mère quand on est ou a été victime de violences par cette même personne. 

Cependant, « le droit français a consacré le droit de l'enfant de porter plainte seul. Contrairement à ce que beaucoup d’adultes disent et d'enfants croient, un mineur victime peut donc aller seul au commissariat », signale-t-il. Les policiers sont alors dans l’obligation d’entendre l’enfant, de rédiger un procès-verbal de l’audition de l’enfant et de la plainte qu’il peut porter. Un rappel important à l’heure où de nombreuses victimes, et en particulier de violences sexuelles, n’osent toujours pas porter plainte.

Bérengère Margaritelli

 

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