JUSTICE

Rentrée de la Cour de cassation : l’appel à l’aide de la magistrature

Rentrée de la Cour de cassation : l’appel à l’aide de la magistrature
Publié le 10/01/2025 à 20:31

Le 10 janvier, le premier président Christophe Soulard et le procureur général Rémy Heitz se sont saisis de la rentrée judiciaire de la haute juridiction pour solliciter des actions de l’exécutif, représenté par un Premier ministre et un garde des Sceaux présents ce jour-là. Dans le viseur des hauts magistrats : un manque de moyens, déjà maintes fois rapporté par la profession, et l’urgence de voir la réforme sur l’indépendance du parquet enfin adoptée.

« L'audience est ouverte », lance solennellement Christophe Soulard. Ce vendredi 10 janvier, le premier président de la Cour de cassation s’adresse à une assemblée constituée de hauts magistrats et de membres de l’exécutif. Tous sont réunis au sein de la haute juridiction lors de sa traditionnelle audience de rentrée, qui marque le début de l’année judiciaire en France. Aujourd’hui, elle a lieu « dans une période difficile sur les plans politique et budgétaire, mais aussi humanitaire », rappelle le magistrat en évoquant Mayotte, dévastée par le cyclone Chido. 

S’il salue la présence du Premier ministre François Bayrou, Christophe Soulard se tourne rapidement vers Gérald Darmanin, qui a pris ses fonctions de garde des Sceaux le 24 décembre dernier. « Dès les premiers jours [...], vous avez souhaité rencontrer des représentants des diverses composantes de l'institution judiciaire, souligne le premier président de la Cour de cassation. Vous connaissez donc nos préoccupations et nos attentes dans un contexte marqué par des réformes institutionnelles portant sur la structure du corps judiciaire et son pendant indiciaire, ainsi que sur la création des cadres greffiers et attachés de justice ». 

Des réformes qui suscitent « espoir et inquiétude », et ce depuis longtemps. À l’instar du texte visant à constitutionnaliser l’indépendance du parquet, déjà voté par l'Assemblée nationale et le Sénat en 1998, puis en 2016. « Cette réforme est nécessaire pour répondre sans équivoque à la question de la crédibilité du parquet, martèle Rémy Heitz, le procureur général près la Cour de Cassation, avant de s’adresser à l’exécutif : Place Vendôme, vous avez dit vouloir qu'il y ait un avant et un après votre mandat ministériel. Cette réforme serait aux yeux de tous et pour l'Histoire un profond marqueur de votre action. »

Une justice en souffrance, faute de moyens 

Les magistrats se saisissent ainsi de la rentrée solennelle et de son écho auprès du gouvernement pour l’appeler à prendre en compte le manque de moyens dont souffre l’institution judiciaire. « La somme que la France consacre à sa justice (un peu plus de 10 milliards d'euros, soit 2% des dépenses, ndlr), rapportée au nombre d'habitants, est nettement inférieure à la médiane des pays européens. Elle représente la moitié de ce que dépense l'Allemagne ou l'Autriche, le tiers de ce que dépense la Suisse, assure Christophe Soulard. Le gouvernement et le Parlement ont initié une mise à niveau salutaire, mais elle ne pourra être réalisée que si l'effort est maintenu. »

« La justice de notre pays [...] ne dispose pas du budget nécessaire pour accomplir les missions pourtant essentielles qui lui sont confiées », tranche encore Rémy Heitz. Des effectifs de magistrats et de personnels judiciaires « largement » insuffisants – la France compte deux fois moins de juges et quatre fois moins de procureurs, comparée à ses pays voisins – un système informatique parfois déficient, un parc immobilier sous-dimensionné, des établissements pénitentiaires surpeuplés… Autant de manifestations de l'insuffisance des moyens alloués à la justice.

Du travail « au-delà du raisonnable »

« Concrètement, ce sont des magistrats et des fonctionnaires des greffes qui travaillent au-delà du raisonnable, des audiences criminelles qu'on ne peut plus organiser faute de conseillers ou de salles d'audience, des conditions de travail difficiles et parfois dangereuses pour le personnel pénitentiaire, et des conditions de vie pouvant être indignes pour les détenus », liste Christophe Soulard. À ce titre, le premier président de la Cour de cassation cite le rapport Le travail en juridiction : analyse pluridisciplinaire, publié en novembre dernier par l'IERDJ – l'Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice – dont il assure la présidence pour les deux prochaines années.

Aux yeux du magistrat, trois points principaux ressortent. D'abord, la confusion du débordement temporel, c’est-à-dire entre les temps professionnel et personnel. Ensuite, l'intensification des rythmes quotidiens. « [Cela] se traduit par le fait que le magistrat et le greffier sont souvent contraints de mener de front des activités fragmentées dont les temporalités sont différentes et dont les plus urgentes viennent désorganiser celles qui s'inscrivent dans une durée plus longue », détaille le premier président de la Cour de cassation. Il cite aussi une forme d'individualisation du travail qui peut conduire à rendre le magistrat individuellement responsable d'un dysfonctionnement collectif.

Des maux face auxquels « les magistrats et les fonctionnaires [...] ont la volonté d'apporter des solutions novatrices », souligne Christophe Soulard. Permanences délocalisées dans des centres d'accès au droit, analyse des impressions des usagers de la justice, accélération de la détermination des experts judiciaires, traitement commun des aspects pénaux et civils des violences intrafamiliales… Les actions mises en place par les tribunaux et les cours d'appel ne manquent pas.

Un rôle normatif assumé 

« Sur le plan des initiatives, la Cour de cassation n'est pas en reste, avance encore le premier président. Elle se transforme et cherche sans cesse à améliorer ses processus. » En cause notamment : une production de textes législatifs et réglementaires plus abondante que jamais. « Je ne parle pas de la période exceptionnelle que nous vivons depuis quelques mois, précise Christophe Soulard. Mais, surtout, ces textes s'enchevêtrent selon une hiérarchie complexe avec les normes européennes ».

Autre nouveauté : un rôle normatif que la Cour de cassation assume « plus nettement qu'auparavant ». « Elle le fait de manière visible en exposant dans ses arrêts les plus importants les motifs des interprétations qu'elle retient », poursuit le premier président. Il attire entre autres l’attention de son audience sur le travail mené par la haute juridiction pour faciliter l'accès à une jurisprudence en évolution constante, notamment au travers d’une documentation pédagogique aisément accessible, régulièrement mise à jour et bien répertoriée. Des démarches qui s’inscrivent dans une volonté plus globale de se saisir des outils informatiques à sa portée, la haute juridiction ayant mis en place un groupe de travail sur les possibilités offertes par l’intelligence artificielle.

En somme, Christophe Soulard dresse le bilan d’une institution judiciaire consciente des exigences qui s'imposent à elle… Mais qui a également « besoin de reconnaissance et de confiance » pour relever les défis auxquels elle est confrontée. « Afin d’y parvenir, les deux mots d'ordre pour la justice en 2025 devront être à mes yeux “tenir et avancer” », estime Rémy Heitz. 

Pour relever les défis, il faudra « tenir »

Pour le procureur général près la Cour de Cassation, il s’agit de « tenir » sur tous les fronts. Tenir, autant dans la prévention et la répression des violences faites aux femmes et aux enfants – notamment à caractère sexuel, que dans la lutte contre le terrorisme, en cette année anniversaire des attentats de Paris. « Mais aussi contre le narcotrafic et la criminalité organisée qui gangrènent nos territoires et menacent notre sécurité collective, ajoute le magistrat. Le traitement de la grande criminalité organisée par un parquet national doit constituer, à mon sens, une priorité pour 2025 ».

Tenir, encore, en affrontant des défis structurels. « En tous points du territoire, le nombre d'affaires à juger devant les cours criminelles départementales et les cours d'assises atteint des seuils critiques », alerte Rémy Heitz. En attestent les chiffres : fin 2023, on comptait près de 4 000 affaires en attente, soit deux fois plus qu'avant la pandémie de Covid-19. Par ailleurs, on dénombre à ce jour près de 700 procédures dans le ressort de la Cour d'appel de Paris et 400 dans le ressort d'Aix-en-Provence, pour ne citer que deux exemples frappants. 

« Une embolie inadmissible pour nos concitoyens qui paralyse l'efficacité de notre système et fait peser un risque grave et insidieux : celui de remise en liberté d'accusés dangereux et partant de récidive, martèle le procureur général près la Cour de Cassation. Nous sommes face à un mur ». Il appelle à regarder la réalité en face : « La récente création des cours criminels départementales n'a pas permis d'atteindre les résultats escomptés. Elle a, dans le contexte de forte attention portée à la répression des crimes sexuels, contribué à accroître la charge des juridictions criminelles et aggravé la pression des délais ». Ainsi, le magistrat urge pour des solutions permettant le rétablissement d'un fonctionnement « normal » de la justice criminelle. 

Plaidoyer pour un meilleur soutien de l’institution 

Autant de raisons pour que cette nouvelle année judiciaire se place sous le signe de l’audace. « Avancer, c'est pour la justice éviter d'être en décalage avec son époque, c'est comprendre, s'adapter et agir, assure le procureur général, en citant le rôle « crucial » que joue la Cour de Cassation à cet égard. Pour atteindre ces objectifs, tenir, avancer, encore faut-il être unis : il faut agir ensemble ».

Aux yeux de Rémy Heitz, il est question de restaurer la confiance des citoyens en leur justice, notamment au travers d’une meilleure écoute et communication dans les palais de justice. « Cela passe également par l'action et la parole des décideurs publics qui ont le devoir de dire la vérité et de favoriser le respect de l'autorité judiciaire et de ses décisions, plaide le procureur général. C'est pour eux d'abord une responsabilité mais également une opportunité au cœur de leur engagement démocratique ».

Un exécutif également directement interpellé par Christophe Soulard. « Monsieur le Premier ministre, Monsieur le garde des Sceaux, Madame la présidente de la commission des lois du Sénat, derrière vous se tiennent de très nombreux chefs de cour d'appel et de tribunaux judiciaires, invoque enfin le premier président de la Cour de cassation. Tous sont confrontés de manière similaire à la nécessité de faire évoluer les méthodes de travail, moderniser le fonctionnement de leurs juridictions tout en anticipant des enjeux à venir. Tous innovent, créent, inventent et cet esprit de réforme qui anime les juridictions se nourrit d'une réflexion moderne, résolument tournée vers l'avenir sur ce que doit être demain l'acte de juger. Il sera vain s'il n'est accompagné par des moyens budgétaires et humains indispensables. Je formule le vœu que vous partagiez ce constat ».

Floriane Valdayron

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