Le
10 janvier, le premier président Christophe Soulard et le procureur général
Rémy Heitz se sont saisis de la rentrée judiciaire de la haute juridiction pour
solliciter des actions de l’exécutif, représenté par un Premier ministre et un
garde des Sceaux présents ce jour-là. Dans le viseur des hauts magistrats :
un manque de moyens, déjà maintes fois rapporté par la profession, et l’urgence
de voir la réforme sur l’indépendance du parquet enfin adoptée.
« L'audience est ouverte », lance
solennellement Christophe
Soulard. Ce vendredi 10 janvier, le premier président de la Cour de cassation
s’adresse à une assemblée constituée de hauts magistrats et de membres de
l’exécutif. Tous sont réunis au sein de la haute juridiction lors de sa
traditionnelle audience de rentrée, qui marque le début de l’année judiciaire
en France. Aujourd’hui, elle a lieu « dans une
période difficile sur les plans politique et budgétaire, mais aussi humanitaire
», rappelle le
magistrat en évoquant Mayotte, dévastée par le cyclone Chido.
S’il
salue la présence du Premier ministre François Bayrou, Christophe Soulard se
tourne rapidement vers Gérald Darmanin, qui a pris ses fonctions de garde des
Sceaux le 24 décembre dernier. « Dès les premiers jours [...], vous avez souhaité
rencontrer des représentants des diverses composantes de l'institution
judiciaire, souligne le
premier président de la Cour de cassation. Vous connaissez donc nos préoccupations et nos
attentes dans un contexte marqué par des réformes institutionnelles portant sur
la structure du corps judiciaire et son pendant indiciaire, ainsi que sur la
création des cadres greffiers et attachés de justice ».
Des réformes qui suscitent « espoir et inquiétude »,
et ce depuis longtemps. À l’instar du texte visant à constitutionnaliser
l’indépendance du parquet, déjà voté par l'Assemblée nationale et le Sénat en
1998, puis en 2016. « Cette réforme est nécessaire pour répondre sans
équivoque à la question de la crédibilité du parquet, martèle Rémy Heitz, le procureur général
près la Cour de Cassation, avant de s’adresser à l’exécutif : Place Vendôme,
vous avez dit vouloir qu'il y ait un avant et un après votre mandat
ministériel. Cette réforme serait aux yeux de tous et pour l'Histoire un
profond marqueur de votre action. »
Une justice en souffrance, faute de moyens
Les
magistrats se saisissent ainsi de la rentrée solennelle et de son écho auprès du
gouvernement pour l’appeler à prendre en compte le manque de moyens dont souffre
l’institution judiciaire. « La somme que la France consacre à sa justice (un
peu plus de 10 milliards d'euros, soit 2% des dépenses, ndlr), rapportée au
nombre d'habitants, est nettement inférieure à la médiane des pays européens.
Elle représente la moitié de ce que dépense l'Allemagne ou l'Autriche, le tiers
de ce que dépense la Suisse, assure Christophe
Soulard. Le gouvernement et le Parlement ont initié une mise à niveau salutaire,
mais elle ne pourra être réalisée que si l'effort est maintenu. »
« La justice de notre pays [...] ne dispose pas du
budget nécessaire pour accomplir les missions pourtant essentielles qui lui
sont confiées », tranche encore Rémy Heitz. Des effectifs de
magistrats et de personnels judiciaires « largement » insuffisants – la
France compte deux fois moins de juges et quatre fois moins de procureurs, comparée
à ses pays voisins – un système informatique parfois déficient, un parc
immobilier sous-dimensionné, des établissements pénitentiaires surpeuplés…
Autant de manifestations de l'insuffisance des moyens alloués à la justice.
Du travail « au-delà du raisonnable »
« Concrètement, ce sont des magistrats et des
fonctionnaires des greffes qui travaillent au-delà du raisonnable, des
audiences criminelles qu'on ne peut plus organiser faute de conseillers ou de
salles d'audience, des conditions de travail difficiles et parfois dangereuses
pour le personnel pénitentiaire, et des conditions de vie pouvant être indignes
pour les détenus », liste Christophe
Soulard. À ce titre, le premier président de
la Cour de cassation cite le rapport Le travail en juridiction :
analyse pluridisciplinaire,
publié en novembre dernier par l'IERDJ – l'Institut des études et de la recherche sur
le droit et la justice – dont il assure la présidence pour les deux prochaines
années.
Aux yeux du magistrat, trois points principaux
ressortent. D'abord, la confusion du débordement temporel, c’est-à-dire entre
les temps professionnel et personnel. Ensuite, l'intensification des rythmes
quotidiens. « [Cela] se traduit par le fait que le magistrat et le greffier
sont souvent contraints de mener de front des activités fragmentées dont les
temporalités sont différentes et dont les plus urgentes viennent désorganiser
celles qui s'inscrivent dans une durée plus longue », détaille le premier président de la Cour de
cassation. Il cite aussi une forme d'individualisation du travail qui peut conduire à
rendre le magistrat individuellement responsable d'un dysfonctionnement
collectif.
Des maux face auxquels « les magistrats et les
fonctionnaires [...] ont la volonté d'apporter des solutions novatrices »,
souligne Christophe
Soulard. Permanences
délocalisées dans des centres d'accès au droit, analyse des impressions des
usagers de la justice, accélération de la détermination des experts
judiciaires, traitement commun des aspects pénaux et civils des violences
intrafamiliales… Les actions mises en place par les tribunaux et les cours
d'appel ne manquent pas.
Un rôle normatif assumé
« Sur le plan des initiatives, la Cour de cassation
n'est pas en reste, avance encore le
premier président. Elle se transforme et cherche sans cesse à
améliorer ses processus. » En cause notamment : une production de textes
législatifs et réglementaires plus abondante que jamais. « Je ne parle pas
de la période exceptionnelle que nous vivons depuis quelques mois, précise Christophe Soulard. Mais,
surtout, ces textes s'enchevêtrent selon une hiérarchie complexe avec les
normes européennes ».
Autre nouveauté : un rôle normatif que la Cour de
cassation assume « plus nettement qu'auparavant ». « Elle le fait de
manière visible en exposant dans ses arrêts les plus importants les motifs des
interprétations qu'elle retient », poursuit le premier président. Il attire
entre autres l’attention de son audience sur le travail mené par la haute
juridiction pour faciliter l'accès à une jurisprudence en évolution constante, notamment
au travers d’une documentation pédagogique aisément accessible, régulièrement
mise à jour et bien répertoriée. Des démarches qui s’inscrivent dans une
volonté plus globale de se saisir des outils informatiques à sa portée, la
haute juridiction ayant mis en place un groupe de travail sur les possibilités
offertes par l’intelligence artificielle.
En somme, Christophe Soulard dresse le bilan d’une
institution judiciaire consciente des exigences qui s'imposent à elle… Mais qui
a également « besoin de reconnaissance et de confiance »
pour relever les défis auxquels elle est confrontée. « Afin d’y parvenir, les deux mots
d'ordre pour la justice en 2025 devront être à mes yeux “tenir et
avancer” », estime Rémy Heitz.
Pour relever les défis, il faudra « tenir »
Pour le
procureur général près la Cour de Cassation, il s’agit de « tenir » sur tous les
fronts. Tenir, autant dans la prévention et la répression des violences faites
aux femmes et aux enfants – notamment à caractère sexuel, que dans la lutte
contre le terrorisme, en cette année anniversaire des attentats de Paris. «
Mais aussi contre le narcotrafic et la criminalité organisée qui gangrènent nos
territoires et menacent notre sécurité collective, ajoute le magistrat. Le
traitement de la grande criminalité organisée par un parquet national doit
constituer, à mon sens, une priorité pour 2025 ».
Tenir, encore, en affrontant des défis structurels. «
En tous points du territoire, le nombre d'affaires à juger devant les cours
criminelles départementales et les cours d'assises atteint des seuils critiques
», alerte Rémy Heitz. En attestent les chiffres : fin 2023, on comptait
près de 4 000 affaires en attente, soit deux fois plus qu'avant la pandémie de
Covid-19. Par ailleurs, on dénombre à ce jour près de 700 procédures dans le
ressort de la Cour d'appel de Paris et 400 dans le ressort d'Aix-en-Provence, pour
ne citer que deux exemples frappants.
« Une embolie inadmissible pour nos concitoyens qui
paralyse l'efficacité de notre système et fait peser un risque grave et
insidieux : celui de remise en liberté d'accusés dangereux et partant de
récidive, martèle le procureur
général près la Cour de Cassation. Nous sommes face à un mur ». Il appelle à
regarder la réalité en face : « La récente création des cours
criminels départementales n'a pas permis d'atteindre les résultats escomptés.
Elle a, dans le contexte de forte attention portée à la répression des
crimes sexuels, contribué à accroître la charge des juridictions criminelles et
aggravé la pression des délais ». Ainsi, le magistrat urge pour des
solutions permettant le rétablissement d'un fonctionnement « normal
» de la justice criminelle.
Plaidoyer pour un meilleur soutien de l’institution
Autant de raisons pour que cette nouvelle année
judiciaire se place sous le signe de l’audace. « Avancer, c'est pour la
justice éviter d'être en décalage avec son époque, c'est comprendre, s'adapter
et agir, assure le
procureur général, en citant le rôle « crucial » que joue la Cour de Cassation à cet égard. Pour
atteindre ces objectifs, tenir, avancer, encore faut-il être unis : il faut
agir ensemble ».
Aux yeux de Rémy Heitz, il est question de restaurer
la confiance des citoyens en leur justice, notamment au travers d’une meilleure
écoute et communication dans les palais de justice. « Cela passe également
par l'action et la parole des décideurs publics qui ont le devoir de dire la
vérité et de favoriser le respect de l'autorité judiciaire et de ses décisions,
plaide le procureur général. C'est pour
eux d'abord une responsabilité mais également une opportunité au cœur de leur
engagement démocratique ».
Un exécutif également directement
interpellé par Christophe Soulard. « Monsieur le Premier ministre, Monsieur
le garde des Sceaux, Madame la présidente de la commission des lois du Sénat,
derrière vous se tiennent de très nombreux chefs de cour d'appel et de
tribunaux judiciaires,
invoque enfin le premier président de la Cour
de cassation. Tous sont
confrontés de manière similaire à la nécessité de faire évoluer les méthodes de
travail, moderniser le fonctionnement de leurs juridictions tout en anticipant des
enjeux à venir. Tous innovent, créent, inventent et cet esprit de réforme qui
anime les juridictions se nourrit d'une réflexion moderne, résolument tournée
vers l'avenir sur ce que doit être demain l'acte de juger. Il sera vain s'il
n'est accompagné par des moyens budgétaires et humains indispensables. Je
formule le vœu que vous partagiez ce constat ».
Floriane Valdayron