L’introduction dans le Code pénal de la notion de
consentement, votée en première lecture par l’Assemblée nationale le 1er avril,
doit bientôt être examinée par le Sénat. Mais le débat divise associations et
praticiens du droit. Selon Céline Piques, porte-parole
d’Osez le féminisme, membre de la commission violence du Haut Conseil à
l’Egalité, et Elise Arfi, avocate pénaliste, ancienne membre du Conseil de
l’ordre du barreau de Paris, la proposition de loi « met sous le tapis la principale difficulté :
le manque de moyens ».
Portée
par les députées Marie-Charlotte Garin (Ecologiste et Social) et Véronique
Riotton (Ensemble pour la République), la proposition de loi visant à modifier
la définition pénale du viol et des agressions sexuelles a été votée en
première lecture par l’Assemblée nationale le 1er avril. En mai, ce sera au Sénat
de se prononcer.
Fruit
d’un an de réflexions et d’une centaine de consultations, le texte propose que
le viol soit défini par l’absence de consentement, et non uniquement par « violence,
contrainte, menace ou surprise ». Cela signifie que ce n’est plus la
résistance de la victime qu’il faudra prouver, mais l’absence de son accord. Ce
sera à l’accusé de faire valoir qu’il a recueilli le consentement de la
personne, qui doit être « libre, éclairé, préalable, révocable et spécifique
».
Bien
que le Rassemblement national et l’Union de la droite républicaine d’Eric
Ciotti s’y soient opposés, le texte a reçu le soutien transpartisan de la
majorité des députés. La proposition de loi a également obtenu le feu vert du
Conseil d’Etat et s’est appuyée sur la proposition de rédaction du Conseil de
l’ordre du barreau de Paris.
Pourtant,
certaines associations féministes se sont montrées critiques. Anne-Cécile
Mailfert, présidente de la Fondation des femmes, dénonce un « déplacement de
centre de gravité du crime » et réfute l’utilisation du terme « non-consenti » auquel elle privilégie celui d’«imposé ».
Au cœur des débats actuels sur la réforme pénale du viol, on retrouve la notion
de consentement qui l’était déjà en 1978 lors du procès fondateur
d’Aix-en-Provence.
JSS : Les deux députées à l’origine de la loi sont
parties du constat suivant : « La loi actuelle ne protège pas suffisamment
et ne punit pas suffisamment. » Le partagez-vous ?
Céline Piques : Après
#MeToo, on a dit aux femmes, « parlez, portez plainte ». Depuis 2016, il
y a eu un triplement du nombre de plaintes. En 2016, 7 000 plaintes pour viol
étaient déposées, 22 000 en 2022. Par contre, le nombre de condamnations est
stable. Cela reflète une embolie judiciaire : la justice ne dispose pas des moyens
nécessaires pour traiter cette hausse. Ce qui se traduit par des classements
sans suite.
Elise Arfi : Il
ne faut pas oublier que le viol est un crime. Cela veut dire que s'il n'y a pas
de classement sans suite au stade des premières investigations, le dossier sera
obligatoirement traité par un juge d'instruction et la personne mise en cause
pourra utiliser des moyens de défense à sa disposition. Mais je ne suis pas
sûre que cette loi réponde au trop grand nombre de classements par rapport au
nombre de plaintes.
JSS : Est-ce que la définition pénale du viol encore en
vigueur aujourd’hui alimente la culture du viol ?
C.P. : La définition actuelle ne parle pas
de consentement, qui obligerait effectivement à interroger la victime. Dans
l'histoire du viol, jusqu'en 1980, l’arrêt Dubas de 1857 le définissait en
mentionnant l’absence de consentement et agir contre la volonté de la victime.
Dans
sa plaidoirie lors du procès d’Aix-en-Provence en 1978, Gisèle Halimi avait
déclaré : « Ce procès, (…) c’est la discussion autour de la fameuse thèse
du consentement. À peu près 99 fois sur 100, quand une femme est violée, il n'y
a pas de témoin. Et par conséquent, 99 fois sur 100, les violeurs concluent
“Oui, mais à ce moment-là, elles ont été consentantes”. Le drame de cette
attitude, c'est qu'on le veuille ou non, nous sommes acculées, nous
plaignantes, à devenir accusées, à essayer de vous démontrer que non nous
n'avons pas consenti. » Deux
ans plus tard, la notion de consentement était retirée du projet de loi.
Malheureusement,
on continue d’interroger le passé sexuel de la plaignante, sa tenue, tout un
tas de biais sexistes dans les commissariats, l’instruction ou la stratégie de
défense. C’est contraire à la loi caractérisant le viol uniquement par la
coercition, c'est-à-dire par les actes des agresseurs.
E.A. : Ce n’est pas la définition pénale
actuelle qui encourage la culture du viol mais le sexisme ambiant. Au
contraire, la justice doit être un rempart. L’introduction de la notion de
consentement est censée limiter la culture du viol en le mettant au premier
plan avant même de s'intéresser à l'élément moral de l'infraction. Lequel est à
rechercher chez la personne qui est accusée des faits.
Cette
loi peut contribuer à changer les mentalités parce qu’elle introduit une vraie
inversion. Là où les articles 222-23 du
Code pénal étaient axés sur l'auteur des faits, le nouveau texte mettra la
focale sur la victime des faits. Désormais, il faudra commencer par demander au
plaignant ou à la plaignante si il ou elle a consenti.
JSS : Est-ce que cela ne peut pas,
au contraire, engendrer des effets négatifs ?
C.P. : Il est dangereux de centrer les
débats autour du consentement de la plaignante au lieu d’aller chercher la
stratégie coercitive de l'agresseur. Je vois deux écueils très clairs. Le
premier concerne le viol conjugal, massif et largement impuni aujourd’hui.
Aujourd’hui, quand une femme victime de violence conjugale pourrait poursuivre
pour violences physiques et violences sexuelles, elle s'arrête souvent aux
violences physiques. On lui dit « vous
avez plus de chances d'aller jusqu'au bout de la procédure comme ça ».
Résultat,
très peu de viols conjugaux sont jugés aujourd'hui. Dans un environnement
coercitif, la victime peut céder voire consentir face à un conjoint violent par
peur ou parce que ses enfants sont de l’autre côté du mur. Mais c’est un
consentement qui est profondément vicié. En audience, l’agresseur va dire
qu’elle était consentante et même montrer des preuves : elle m'a suivi, elle ne
s'est pas débattue, elle a dit oui. Et puis de l'autre côté, l'environnement
coercitif ne sera pas réellement recherché par le juge d'instruction.
Un
autre cas absolument typique, celui de Gérald Darmanin. Avant même que le
consentement soit dans la loi, le fait que le ministre avait pu croire que la
plaignante était consentante a été acté par le juge d'instruction ayant
prononcé le non-lieu, qui a indiqué que Gérald Darmanin avait « pu légitimement se méprendre sur les
intentions de la plaignante, même si dans un SMS, il admet implicitement qu'il
a pu profiter de la situation. »
Je
pense qu’en introduisant le mot « consentement », on va multiplier ce
type de cas où on peut avoir de façon concomitante un consentement qui est
vicié et, de l'autre côté, une contrainte. Les deux vont être en tension et il
va falloir que la victime explique pourquoi ce consentement qu'elle a pu même exprimer
est vicié au regard des circonstances environnantes. Le consentement n'a pas de
sens dès lors que ceux dont il émane n'ont pas d'autre choix possible.
JSS : Dans leur rapport, les deux députées insistent
sur le fait que l’infraction pour viol serait « insuffisamment caractérisée
». En quoi la définition pénale actuelle était-elle insuffisante ?
C.P. : Je suis étonnée par les
conclusions du rapport de Riotton-Garin qui dit qu’aujourd'hui, la définition
légale du viol ne couvre pas un certain nombre de cas. L’état de sidération a,
par exemple, été acté par la Cour de cassation dès 2012. Pour la soumission
chimique, la caractérisation de la surprise est retenue en cas de victime qui
est inconsciente, ivre ou endormie et on l’a vu pendant le procès Mazan.
L’argument
selon lequel la loi actuelle ne couvrirait pas tout est beaucoup réfuté. Trois
instances ont essayé de nous alerter sur cette analyse. Le Conseil national des
barreaux précise que « la menace, la contrainte ou la
surprise sont capables d'englober toutes les situations de défaut de
consentement ». Le Syndicat
de la magistrature décrit, lui : « Nonobstant les représentations genrées et
stéréotypées susceptibles d'orienter l'appréciation que font les magistrats des
éléments de preuve et leurs décisions, le texte lui-même ouvre aux
interprétations potentiellement restrictives ou extensibles. »
Dernière
institution, le Conseil d'État, dans son avis récemment paru, « relève que
la jurisprudence illustre la malléabilité des notions de contrainte ou de
menace et estime que la référence aux quatre termes existants suffit à couvrir
complètement ces situations ».

« Le consentement n'a pas de sens dès lors que ceux dont il émane n'ont pas d'autre choix possible. »
- Céline Piques, porte-parole d’Osez le féminisme, et Elise Arfi, avocate pénaliste (à g.)
C'est
son application et la mobilisation de la richesse de la jurisprudence qui pose
problème aujourd'hui. D’une part, les magistrats sont submergés par des
dossiers trop nombreux. D’autre part, il y a un manque de formation qui fait
qu'aujourd'hui, on préfère classer plutôt qu'aller réellement enquêter et aller
caractériser en particulier la contrainte, qui est quand même une notion
extrêmement large au vu de la jurisprudence.
E.A. : Je suis d’accord. Il y a un
consensus pour dire que ce changement de loi advient pour parachever une
conformité juridique entre tous les États de l'Union européenne, mais ça ne
répond absolument pas à une nécessité ou à un angle mort qui empêcherait, dans
la définition actuelle, d'appréhender toutes les situations.
On
a eu une jurisprudence riche et depuis très longtemps prenant en compte la
notion de consentement. Le Conseil de l'Ordre des avocats de Paris s’est dit :
« Autant que ça se fasse avec nous plutôt qu'on nous impose une définition.
» Au début de la rédaction du texte, sur le plan juridique, on a vu des choses
impraticables et peut-être même dangereuses pour les victimes.
JSS : Cette notion de consentement
est assez libre d’interprétation, est-ce que cela peut ouvrir la voie à des
jugements potentiellement restrictifs ?
E.A. : La vérité judiciaire est toujours
une vérité relative. Le juge ne peut pas sonder les âmes. Il a besoin
d'éléments tangibles et c'est pour ça que dans la proposition de loi, il est
fait recours à la notion des circonstances environnantes mais avec les risques
de dire « écoutez, Madame, vous êtes allée boire un verre, donc vous étiez
d'accord ? » Le juge ne peut se prononcer que sur des preuves.
C.P. : C'est très subjectif, et puis il
faut sonder ce qui est dans la tête de la victime et ce que l'accusé a perçu de
ce qui était dans la tête de victime parce qu'en fait il y a quand même
l'élément intentionnel. C’est à double niveau. On s'engage pour moi sur un
terrain extrêmement glissant par rapport au fait que la justice s'appuie sur
des éléments matériels. Sinon, on arrive dans des procès « parole contre
parole » qui sont des impasses.
JSS : Le conseil de l'ordre des
avocats du barreau de Paris a proposé une version du texte, quelle était-elle ?
E.A. : C’était une proposition proche de ce qui était préconisé par
le Conseil d'État. On a essayé d'être très clair quant au fait que la loi ne
pourra pas être exhaustive. On a proposé une définition qui précise qu’il n'y a
pas de consentement « lorsque l'acte a été commis par violence contrainte,
menace ou surprise ». On introduit la notion de consentement en la faisant
déduire des éléments qui aujourd'hui définissent le viol. Il était aussi
important de préciser que « le consentement comme l'absence de consentement
peuvent résulter des circonstances environnantes ».
Dans
la proposition de loi initiale, seule l’absence de consentement était présente.
Nous voulions rééquilibrer, pour éviter que le débat soit uniquement limité à
ce qu'on appelle l'examen des circonstances environnantes. On est obligé de se
méfier, il y a aussi une préoccupation des praticiens d'une inversion de la
charge de la preuve. Une des craintes du texte, c’est que cela aboutisse à
compliquer la situation de la victime.
JSS : Vous l’avez dit, de nombreuses
instances et professionnels du droit s’opposent à la proposition de loi
transpartisane. Pourquoi est-elle soutenue collectivement par les
parlementaires ?
C.P. : Cette loi part du présupposé de l’inéluctable.
Le texte repose sur deux argumentaires : tous les cas ne sont pas couverts,
mais ce n’est pas vrai, et la Convention d'Istanbul nous oblige, mais c’est
réfuté par le Conseil d' Etat. Je me pose la question : pourquoi la maintenir à
tout prix ?
E.A. : Tous les politiciens, les gardes des
Sceaux, même le président Emmanuel Macron, sont favorables à l'introduction de
la notion de consentement. Sans dire d'ailleurs comment. Il y a un consensus de
toute la classe politique. La députée Riotton veut que dans les enquêtes,
désormais, la première chose qui soit interrogée soit le consentement.
C’est
un peu une tautologie. Imaginons la situation, la plaignante arrive au
commissariat et dit « j'ai été violée
». L’Officier de police judiciaire demande :
« Vous n’étiez pas consentante ? » Elle va répondre : « Non
puisque j'ai été violée ! » C'est une belle idée qui sera en pratique un
pétard mouillé.
C.P. : Je rappelle quand même que la grande
cause du quinquennat d'Emmanuel Macron en 2017, c'était la lutte contre les
violences sexistes et sexuelles. En tant que porte-parole d’une association
féministe, cela fait des années que je réclame plus de moyens : pour la
justice, pour les interventions en milieu scolaire, pour les enquêtes, tout.
L’avantage
d'une réforme législative, c'est qu’elle coûte zéro euros. Ça fait diversion et
vous pouvez communiquer dessus le 8 mars ou le 25 novembre. Si derrière on ne
met pas des moyens pour la justice, alors qu'on a un triplement du nombre de
plaintes depuis 2016, on ne va pas y arriver.
Les
parlementaires se trompent de sujet. C’est vraiment dommage de débattre depuis
18 mois sur une proposition de loi où on est sur un texte à visée
interprétative, on est en train d'ancrer dans la définition quelques éléments
jurisprudentiels, et à côté de ça, on ne parle pas du vrai problème, qui est un
nombre de classements sans suite trop élevé, lequel résulte aussi du manque de
moyens. Aujourd'hui, sur 158 000 personnes qui se déclarent victimes de viols,
15 % portent plainte environ, et à la fin il y a très peu de condamnations. La
justice ne peut pas suivre.
JSS : Cette réforme ne serait-elle
qu’un simple écran de fumée ?
E.A. : En effet, il y a des millions de
plaintes en France, dans les commissariats. Ils n'ont pas les moyens, pas le
temps. Les parquets aussi sont en sursaturation. J'ai quelques dossiers de
victimes où on n'arrive pas à faire sortir les dossiers, ce sont des
classements sans suite, alors qu'il n'y a eu aucune investigation menée.
Vous
pouvez faire des recours, mais cela prend des années. Gisèle Pélicot est
devenue le symbole, elle a eu un procès qui a duré des mois, et qui a été très
médiatisé. Or, la plupart des victimes vont déposer leurs plaintes et elles
n'en entendent plus jamais parler. Il faut se méfier des effets d'annonce qui
prônent l’auto-satisfaction face à une réalité autre.
On
met en avant des changements législatifs alors qu'en fait, sur le plan
judiciaire, on ne sait plus comment évacuer ce qu'on appelle les « stocks »
parce que les délais ne sont pas tenables. La création des cours criminelles
départementales a abouti à une embolie des cours d'assises d'appels. J'ai
l'impression qu'on veut mettre en avant la notion de consentement pour mettre
sous le tapis le manque de moyens, qui est la principale difficulté.
Propos recueillis par Marie-Agnès
Laffougère