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Gestion des contrats et IA : « Le juriste qui saura bénéficier de cette technologie jouera un rôle essentiel »

Gestion des contrats et IA : « Le juriste qui saura bénéficier de cette technologie jouera un rôle essentiel »
Publié le 26/04/2025 à 07:00

Le 8 avril dernier, l’Université Paris II Panthéon-Assas a accueilli la deuxième édition de la Tech Up Day. Placée sous le signe de l'innovation, les juristes, dirigeants, entrepreneurs et étudiants y ont croisé leurs regards sur les mutations digitales du monde juridique et financier. Parmi les rencontres de la journée, l'une était consacrée à la façon dont l’intelligence artificielle redessine la gestion des contrats. La paperasse n’a qu’à bien se tenir.

Conformité réglementaire, prise de décision accélérée, logiciels de rédaction… L’intelligence artificielle (IA) s’impose discrètement comme un levier de performance dans le pilotage contractuel pour les services juridiques et administratifs. Une révolution particulièrement importante pour ce secteur réputé conservateur.

Les contrats sont des éléments cruciaux dans la vie des entreprises. Leur maniement, tâche traditionnellement chronophage, se transforme radicalement avec l’avènement de l’IA, et présage de nombreuses opportunités.

La constance dans le temps de la gestion des contrats constitue un véritable enjeu stratégique pour les sociétés. Elles sont de plus en plus nombreuses à embrasser la révolution numérique lancée par les startups américaines. Comme en témoigne Joe Pearn, co-président de l’association Assas Legal Innovation : « Aujourd’hui, 79 % des grandes directions juridiques – celles comptant plus de 30 collaborateurs – sont équipées de CLM (Contract Lifecycle Management), des outils qui gèrent le cycle de vie des contrats. Et près de 30 % utilisent l’intelligence artificielle chaque semaine, devenant ainsi des acteurs incontournables du changement. » De la rédaction à la négociation, en passant par l’analyse, les pratiques de la vie d’un contrat se transforment radicalement.

La rédaction contractuelle : « combiner IA générative et IA analytique »

Parmi ces legaltech, Ordalie, fondée en 2023 et incubée à Station F, revendique un titre inédit : celui de créatrice de la première IA générative juridique française. Léa Fleury, co-fondatrice, en détaille l’approche en trois volets : la recherche documentaire, l’analyse et la rédaction. « Si on se concentre sur ce dernier composant, nous distinguons trois usages bien établis de l’IA », qu’elle détaille : « D’abord, la rédaction d’un document à partir d’une simple page blanche. Ensuite, la création à partir d’un modèle déjà existant. L’IA s’en inspire, reprend sa structure et son ton pour être beaucoup plus conforme et structuré. Enfin, la rédaction en série. C’est typiquement le cas lors d’une augmentation de capital, où il faut produire autant de procès-verbaux d’assemblée générale qu’il y a d’associés. L’intelligence artificielle va parvenir à le comprendre facilement et le prendre en charge. »

Mais ce n’est qu’un début. Ordalie, qui a dernièrement noué un partenariat avec le barreau de Paris, pousse l’expérimentation encore plus loin. La start-up développe aujourd’hui un système de workflows intelligents, une technologie qui repose sur des chaînes d’agents IA ultra-spécialisés, chacun maîtrisant une tâche bien précise. L’objectif étant de mettre en place des processus de travail personnalisés, fluides et d’une redoutable efficacité.

À ses débuts, Ordalie s’appuyait sur un LLM (Large Language Model, ou grand modèle de langage). Une technologie d’IA générative capable de produire du texte. Si ces modèles sont efficaces pour rédiger des e-mails ou des contenus créatifs, ils montrent rapidement leurs limites dès qu’il s’agit de contenu juridique, où la précision et la fiabilité sont non négociables. Raison pour laquelle la start-up a souhaité dépasser les limites des LLM traditionnels en développant des modèles d’IA dits « analytiques ». Leur rôle ? Apporter une compréhension fine du droit, du vocabulaire juridique, des structures contractuelles.

« Pour cela, nous avons entraîné ces modèles sur une base contractuelle robuste, afin qu’ils soient capables de saisir les nuances et les exigences propres au langage juridique. Puis, nous avons connecté ces modèles analytiques à des LLM, principalement Mistral, afin de combiner la puissance générative avec la fiabilité juridique », détaille-t-elle. Ce tandem permet d’éviter la génération de contrats juridiquement incohérents ou fantaisistes. « C’est encore en cours de développement », reconnaît Léa Fleury, mais la logique est là et la vision est claire : réinventer la rédaction contractuelle en « combinant de l’IA générative et de l’IA analytique ».

L’analyse de contrats : vers une conformité et une visibilité renforcées

Autre pan de la conduite avec un contrat en entreprise : l'analyse. L’analyse de conformité personnalisée devient un levier clé dans la gestion contractuelle des entreprises. « Notamment par la capacité de l’intelligence artificielle à évaluer la conformité d’un contrat grâce à des prompts sur-mesure », observe David Rivel, directeur des opérations (COO) chez Gino LegalTech.

« Nous accompagnons un client du secteur pharmaceutique, une entreprise de taille modeste qui négocie régulièrement avec de grands groupes. Le plus souvent, ce sont ces derniers qui imposent leurs contrats. » Dans ce contexte déséquilibré, l’IA de l’équipe Gino LegalTech établit une politique contractuelle sur mesure pour son client. Idée sous-jacente : analyser automatiquement les contrats reçus en les comparant à cette politique interne, clause par clause, et mesurer ainsi leur score de conformité. « Cela permet à notre client de savoir immédiatement si un contrat proposé est aligné avec ses exigences internes », précise David. 

Mieux encore, l’IA suggère automatiquement des réponses ou des ajustements, en s’appuyant sur les positions définies au préalable par l’équipe juridique – notamment les points de repli acceptés. « Et si le contrat atteint un score de conformité suffisamment élevé, l’opérationnel peut valider l’accord en toute autonomie. Dans le cas contraire, il revient vers le service juridique pour arbitrage. »

La négociation : « un gain de temps et d’efficacité considérable »

Même dans des domaines traditionnellement réservés à l’humain, comme la négociation, l’intelligence artificielle parvient à structurer, simplifier et optimiser les processus contractuels. C’est ce que démontre l’exemple d’un grand groupe agroalimentaire accompagné récemment par Tomorro, une legaltech créée en 2020, spécialisée dans l'utilisation de l’IA pour améliorer la performance juridique des entreprises. « Depuis septembre dernier, nous travaillons avec un acteur majeur du secteur confronté à deux problématiques : un manque d’efficacité dans la gestion contractuelle et une absence de contrôle sur les négociations menées par leurs acheteurs », explique Thibault Caoudal, co-fondateur de la start-up.

Face à cette situation, Tomorro a intégré dans sa plateforme la politique contractuelle du client, ainsi que l’historique de leurs contrats d’achat déjà signés. Grâce à l’intelligence artificielle, cette politique contractuelle a été traduite en règles concrètes, directement exploitables dans l’outil. Par exemple, le client disposait auparavant de neuf variantes de la clause de responsabilité dans ses contrats fournisseurs. Ces alternatives ont été intégrées dans la plateforme, permettant ainsi aux acheteurs, en toute autonomie, de bénéficier de recommandations intelligentes. 

La plateforme leur suggère, selon le contexte, la clause la plus pertinente à proposer à un co-contractant. « C’est un gain de temps considérable pour les juristes, qui permet de fluidifier les négociations, tout en garantissant une cohérence dans les positions de l’entreprise. L’IA identifie automatiquement les clauses fréquemment renégociées, ce qui permet une approche beaucoup plus stratégique de la révision contractuelle », précise Thibault.

Avant cette mise en place, la situation était bien moins efficiente : les juristes devaient aller chercher manuellement les bonnes versions de clauses stockées sur un SharePoint, les transmettre aux acheteurs, qui les intégraient ensuite dans les contrats. « Ce n’était pas efficace. Aujourd’hui tout est automatisé ».


A la Tech Up Day, Hela Guemira, David Rivel, Joe Pearn, Léa Fleury et Thibault Caoudal ont évoqué 
la façon dont l’IA redessine la gestion des contrats

Pire encore, le client souhaitait standardiser les processus de révision contractuelle pour l’ensemble de ses acheteurs puisque le groupe constatait une grande hétérogénéité dans les pratiques. Chaque acheteur, en fonction de son ancienneté ou de ses habitudes, négociait les contrats à sa manière, souvent en s’appuyant sur d’anciens modèles stockés dans sa boîte mail ou sur son ordinateur. « Cela représentait un véritable risque pour l’entreprise », assure Thibault. « Il arrivait que l’équipe juridique mette à jour certains modèles, mais ces versions n’étaient pas toujours relayées à la direction des achats. Résultat : des contrats étaient négociés avec des clauses obsolètes ou non-conformes à la politique actuelle de l’entreprise. »

« La véritable difficulté et le besoin fondamental des solutions digitales sont de garantir la conformité juridique »

Au final, qu’est-ce que l’intelligence artificielle peut apporter aux professionnels du droit dans la gestion contractuelle ? « Si on s’arrête à l’idée que l’IA va simplement automatiser la lecture des contrats, on ne fait que la moitié du chemin », atteste Hela Guemira, cheffe de projet chez MyLegitech. « Le contrat est paradoxal », poursuit-elle. « C’est à la fois le socle des relations économiques et pourtant, dans nos études de droit, nous n’apprenons jamais vraiment à l’exploiter. Ce sont des documents centraux, mais souvent illisibles. Ils regorgent de données précieuses, mais inaccessibles. » Dans ce contexte, le juriste se retrouve face à un double défi : des volumes croissants à analyser, une complexité juridique en constante hausse, et des délais toujours plus courts – notamment en cas de contentieux. Résultat : il devient le garant du droit dans l’entreprise, tout en étant chroniquement sous-équipé.

Dès lors, la vraie question est plutôt : « Comment l’IA peut-elle véritablement aider les juristes, sans trahir leur exigence de précision et de conformité ? » « La fausse bonne idée, ce serait de se contenter de modèles d’IA généralistes, qu’on branche et qu’on espère voir fonctionner en mode plug and play », préviennent les experts. Pourquoi ne pas juste injecter les contrats dans un système et attendre des résultats magiques ? Beaucoup de juristes s’interrogent ainsi, surtout face aux discours sur le remplacement de leur métier par ces nouveaux outils.

« Nous aussi, en tant que concepteurs de solutions pour les professionnels du droit, on se pose cette question », ajoutent-ils. « Car au-delà de la promesse technologique, il y a un enjeu fondamental : la fiabilité juridique des réponses produites. Et donc, un véritable risque en matière de conformité. »

C’est souvent le cas lorsque les professionnels du droit se tournent vers les modèles d’intelligence artificielle les plus puissants du marché – généralement d’origine américaine. Or, ces outils ne sont ni entraînés sur le droit français, ni adaptés à sa logique. Ils reposent largement sur le Common law, avec un raisonnement juridique très différent. Résultat : ils peuvent facilement passer à côté des nuances, subtilités et exigences propres au droit français et européen.

« La véritable difficulté – et le besoin fondamental auquel on tente de répondre avec ces innovations – c’est précisément cela : garantir la conformité juridique, même dans un contexte automatisé », affirme Hela Guemira. « Et la clé pour y parvenir, est de concevoir des solutions centrées sur l’usage réel. C’est la règle d’or en matière d’innovation technologique, dès lors que l’on parle d’IA, de blockchain ou d’autres outils : tout doit partir du besoin. »

« Non, l’intelligence artificielle ne remplacera pas le juriste »

Aussi, l’ensemble des éditeurs de solutions se montrent clairs et rassurants quant à l’avenir des étudiants et futurs professionnels du droit et de la finance : « Non, l’intelligence artificielle ne remplacera pas le juriste. En revanche, le juriste qui saura l’utiliser intelligemment aura un vrai avantage. » Ce n’est pas un problème d’avoir recours à l’IA, bien au contraire. « Le professionnel de demain sera celui qui saura faire de l’IA un véritable levier : un outil pour gagner en efficacité, automatiser les tâches répétitives et se recentrer sur l’essence même de son métier. Il serait illusoire de croire que le droit peut rester à l’écart de ces transformations », soulignent-ils.

« Si vous avez l’impression d’être en décalage avec ce qu’on vous enseigne, ce n’est pas grave », poursuivent les experts. « Au contraire : c’est peut-être le signe qu’il y a des choses nouvelles à créer, des questions fondamentales à poser, de nouvelles voies à explorer. Et surtout, plutôt que de craindre le remplacement du juriste, voyez-vous comme le pont entre le droit et la technologie. « Celui ou celle qui saura faire le lien – demain, voire dès aujourd’hui – jouera un rôle clé dans cette nouvelle ère du droit. »

Enzo Maisonnat

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