Le 8
avril dernier, l’Université Paris II Panthéon-Assas a accueilli la deuxième
édition de la Tech Up Day. Placée sous le signe de l'innovation, les juristes,
dirigeants, entrepreneurs et étudiants y ont croisé leurs regards sur les
mutations digitales du monde juridique et financier. Parmi les rencontres de la
journée, l'une était consacrée à la façon dont l’intelligence
artificielle redessine la gestion des contrats. La paperasse n’a qu’à bien se
tenir.
Conformité
réglementaire, prise de décision accélérée, logiciels de rédaction…
L’intelligence artificielle (IA) s’impose discrètement comme un levier de
performance dans le pilotage contractuel pour les services juridiques et
administratifs. Une révolution particulièrement importante pour ce secteur
réputé conservateur.
Les
contrats sont des éléments cruciaux dans la vie des entreprises. Leur maniement,
tâche traditionnellement chronophage, se transforme radicalement avec
l’avènement de l’IA, et présage de nombreuses opportunités.
La constance
dans le temps de la gestion des contrats constitue un véritable enjeu
stratégique pour les sociétés. Elles sont de plus en plus nombreuses à
embrasser la révolution numérique lancée par les startups américaines. Comme en
témoigne Joe Pearn, co-président de l’association Assas Legal Innovation : « Aujourd’hui,
79 % des grandes directions juridiques – celles comptant plus de 30
collaborateurs – sont équipées de CLM (Contract Lifecycle Management), des
outils qui gèrent le cycle de vie des contrats. Et près de 30 % utilisent
l’intelligence artificielle chaque semaine, devenant ainsi des acteurs
incontournables du changement. » De la rédaction à la négociation, en
passant par l’analyse, les pratiques de la vie d’un contrat se transforment
radicalement.
La
rédaction contractuelle : « combiner IA générative et IA analytique »
Parmi
ces legaltech, Ordalie, fondée en 2023 et incubée à Station F, revendique un
titre inédit : celui de créatrice de la première IA générative juridique
française. Léa Fleury, co-fondatrice, en détaille l’approche en trois volets :
la recherche documentaire, l’analyse et la rédaction. « Si on se
concentre sur ce dernier composant, nous distinguons trois usages bien établis
de l’IA », qu’elle détaille : « D’abord, la rédaction d’un document à partir d’une simple page blanche.
Ensuite, la création à partir d’un modèle déjà existant. L’IA s’en inspire,
reprend sa structure et son ton pour être beaucoup plus conforme et structuré.
Enfin, la rédaction en série. C’est typiquement le cas lors d’une augmentation
de capital, où il faut produire autant de procès-verbaux d’assemblée générale
qu’il y a d’associés. L’intelligence artificielle va parvenir à le comprendre
facilement et le prendre en charge. »
Mais ce
n’est qu’un début. Ordalie, qui a dernièrement noué
un partenariat avec le barreau de Paris,
pousse l’expérimentation encore plus loin. La start-up développe aujourd’hui un
système de workflows intelligents, une technologie qui repose sur des chaînes
d’agents IA ultra-spécialisés, chacun maîtrisant une tâche bien précise.
L’objectif étant de mettre en place des processus de travail personnalisés,
fluides et d’une redoutable efficacité.
À ses
débuts, Ordalie s’appuyait sur un LLM (Large Language Model, ou grand
modèle de langage). Une technologie d’IA générative capable de produire du
texte. Si ces modèles sont efficaces pour rédiger des e-mails ou des contenus
créatifs, ils montrent rapidement leurs limites dès qu’il s’agit de contenu
juridique, où la précision et la fiabilité sont non négociables. Raison pour
laquelle la start-up a souhaité dépasser les limites des LLM traditionnels en
développant des modèles d’IA dits « analytiques ». Leur rôle ?
Apporter une compréhension fine du droit, du vocabulaire juridique, des
structures contractuelles.
« Pour
cela, nous avons entraîné ces modèles sur une base contractuelle robuste, afin
qu’ils soient capables de saisir les nuances et les exigences propres au
langage juridique. Puis, nous avons connecté ces modèles analytiques à des LLM,
principalement Mistral, afin de combiner la puissance générative avec la
fiabilité juridique », détaille-t-elle. Ce tandem permet d’éviter la
génération de contrats juridiquement incohérents ou fantaisistes. « C’est
encore en cours de développement », reconnaît Léa Fleury, mais la logique
est là et la vision est claire : réinventer la rédaction contractuelle en
« combinant de l’IA générative et de l’IA analytique ».
L’analyse
de contrats : vers une conformité et une visibilité renforcées
Autre
pan de la conduite avec un contrat en entreprise : l'analyse. L’analyse de conformité personnalisée devient un levier clé dans la gestion
contractuelle des entreprises. « Notamment par la capacité de
l’intelligence artificielle à évaluer la conformité d’un contrat grâce à des
prompts sur-mesure », observe David Rivel, directeur des opérations (COO)
chez Gino LegalTech.
« Nous
accompagnons un client du secteur pharmaceutique, une entreprise de taille
modeste qui négocie régulièrement avec de grands groupes. Le plus souvent, ce
sont ces derniers qui imposent leurs contrats. » Dans ce contexte
déséquilibré, l’IA de l’équipe Gino LegalTech établit une politique
contractuelle sur mesure pour son client. Idée sous-jacente : analyser
automatiquement les contrats reçus en les comparant à cette politique interne,
clause par clause, et mesurer ainsi leur score de conformité. « Cela permet
à notre client de savoir immédiatement si un contrat proposé est aligné avec
ses exigences internes », précise David.
Mieux encore, l’IA suggère
automatiquement des réponses ou des ajustements, en s’appuyant sur les
positions définies au préalable par l’équipe juridique – notamment les points
de repli acceptés. « Et si le contrat atteint un score de conformité
suffisamment élevé, l’opérationnel peut valider l’accord en toute autonomie.
Dans le cas contraire, il revient vers le service juridique pour arbitrage. »
La
négociation : « un gain de temps et d’efficacité considérable »
Même
dans des domaines traditionnellement réservés à l’humain, comme la négociation,
l’intelligence artificielle parvient à structurer, simplifier et optimiser les
processus contractuels. C’est ce que démontre l’exemple d’un grand groupe
agroalimentaire accompagné récemment par Tomorro, une legaltech créée en 2020,
spécialisée dans l'utilisation de l’IA pour améliorer la performance juridique
des entreprises. « Depuis septembre dernier, nous travaillons avec un acteur
majeur du secteur confronté à deux problématiques : un manque d’efficacité dans
la gestion contractuelle et une absence de contrôle sur les négociations menées
par leurs acheteurs », explique Thibault Caoudal, co-fondateur de la
start-up.
Face à
cette situation, Tomorro a intégré dans sa plateforme la politique
contractuelle du client, ainsi que l’historique de leurs contrats d’achat déjà
signés. Grâce à l’intelligence artificielle, cette politique contractuelle a
été traduite en règles concrètes, directement exploitables dans l’outil. Par
exemple, le client disposait auparavant de neuf variantes de la clause de
responsabilité dans ses contrats fournisseurs. Ces alternatives ont été
intégrées dans la plateforme, permettant ainsi aux acheteurs, en toute
autonomie, de bénéficier de recommandations intelligentes.
La plateforme leur
suggère, selon le contexte, la clause la plus pertinente à proposer à un
co-contractant. « C’est un gain de temps considérable pour les juristes, qui
permet de fluidifier les négociations, tout en garantissant une cohérence dans
les positions de l’entreprise. L’IA identifie automatiquement les clauses
fréquemment renégociées, ce qui permet une approche beaucoup plus stratégique
de la révision contractuelle », précise Thibault.
Avant
cette mise en place, la situation était bien moins efficiente : les juristes
devaient aller chercher manuellement les bonnes versions de clauses stockées
sur un SharePoint, les transmettre aux acheteurs, qui les intégraient ensuite
dans les contrats. « Ce n’était pas efficace. Aujourd’hui tout est
automatisé ».

A la Tech Up Day, Hela Guemira, David Rivel, Joe Pearn, Léa Fleury et Thibault Caoudal ont évoqué la façon dont l’IA redessine la gestion des contrats
Pire
encore, le client souhaitait standardiser les processus de révision
contractuelle pour l’ensemble de ses acheteurs puisque le groupe constatait une
grande hétérogénéité dans les pratiques. Chaque acheteur, en fonction de son
ancienneté ou de ses habitudes, négociait les contrats à sa manière, souvent en
s’appuyant sur d’anciens modèles stockés dans sa boîte mail ou sur son
ordinateur. « Cela représentait un véritable risque pour l’entreprise »,
assure Thibault. « Il arrivait que l’équipe juridique mette à jour certains
modèles, mais ces versions n’étaient pas toujours relayées à la direction des
achats. Résultat : des contrats étaient négociés avec des clauses obsolètes ou
non-conformes à la politique actuelle de l’entreprise. »
« La
véritable difficulté et le besoin fondamental des solutions digitales sont de
garantir la conformité juridique »
Au
final, qu’est-ce que l’intelligence artificielle peut apporter aux
professionnels du droit dans la gestion contractuelle ? « Si on s’arrête à
l’idée que l’IA va simplement automatiser la lecture des contrats, on ne fait
que la moitié du chemin », atteste Hela Guemira, cheffe de projet chez
MyLegitech. « Le contrat est
paradoxal », poursuit-elle. « C’est à la fois le socle des
relations économiques et pourtant, dans nos études de droit, nous n’apprenons
jamais vraiment à l’exploiter. Ce sont des documents centraux, mais souvent
illisibles. Ils regorgent de données précieuses, mais inaccessibles. » Dans
ce contexte, le juriste se retrouve face à un double défi : des volumes
croissants à analyser, une complexité juridique en constante hausse, et des
délais toujours plus courts – notamment en cas de contentieux. Résultat : il
devient le garant du droit dans l’entreprise, tout en étant chroniquement
sous-équipé.
Dès
lors, la vraie question est plutôt : « Comment l’IA peut-elle
véritablement aider les juristes, sans trahir leur exigence de précision et de
conformité ? » « La fausse bonne idée, ce serait de se contenter de
modèles d’IA généralistes, qu’on branche et qu’on espère voir
fonctionner en mode plug and play », préviennent les experts. Pourquoi ne
pas juste injecter les contrats dans un système et attendre des résultats
magiques ? Beaucoup de juristes s’interrogent ainsi, surtout face aux discours
sur le remplacement de leur métier par ces nouveaux outils.
« Nous
aussi, en tant que concepteurs de solutions pour les professionnels du droit,
on se pose cette question », ajoutent-ils. « Car au-delà de la promesse
technologique, il y a un enjeu fondamental : la fiabilité juridique des
réponses produites. Et donc, un véritable risque en matière de conformité.
»
C’est
souvent le cas lorsque les professionnels du droit se tournent vers les modèles
d’intelligence artificielle les plus puissants du marché – généralement
d’origine américaine. Or, ces outils ne sont ni entraînés sur le droit
français, ni adaptés à sa logique. Ils reposent largement sur le Common law,
avec un raisonnement juridique très différent. Résultat : ils peuvent
facilement passer à côté des nuances, subtilités et exigences propres au droit
français et européen.
« La
véritable difficulté – et le besoin fondamental auquel on tente de répondre
avec ces innovations – c’est précisément cela : garantir la conformité
juridique, même dans un contexte automatisé », affirme Hela Guemira. « Et
la clé pour y parvenir, est de concevoir des solutions centrées sur l’usage
réel. C’est la règle d’or en matière d’innovation technologique, dès lors que
l’on parle d’IA, de blockchain ou d’autres outils : tout doit partir du besoin.
»
«
Non, l’intelligence artificielle ne remplacera pas le juriste »
Aussi,
l’ensemble des éditeurs de solutions se montrent clairs et rassurants quant à l’avenir
des étudiants et futurs professionnels du droit et de la finance : «
Non, l’intelligence artificielle ne remplacera pas le juriste. En revanche, le
juriste qui saura l’utiliser intelligemment aura un vrai avantage. » Ce
n’est pas un problème d’avoir recours à l’IA, bien au contraire. « Le
professionnel de demain sera celui qui saura faire de l’IA un véritable levier
: un outil pour gagner en efficacité, automatiser les tâches répétitives et
se recentrer sur l’essence même de son métier. Il serait illusoire
de croire que le droit peut rester à l’écart de ces transformations »,
soulignent-ils.
« Si
vous avez l’impression d’être en décalage avec ce qu’on vous enseigne, ce n’est
pas grave », poursuivent les experts. « Au contraire : c’est
peut-être le signe qu’il y a des choses nouvelles à créer, des questions
fondamentales à poser, de nouvelles voies à explorer. Et surtout, plutôt que de
craindre le remplacement du juriste, voyez-vous comme le pont entre le droit et
la technologie. « Celui ou celle qui saura faire le lien – demain, voire dès
aujourd’hui – jouera un rôle clé dans cette nouvelle ère du droit. »
Enzo Maisonnat