Les sénateurs ont interrogé
la procureure et la procureure adjointe du tribunal judiciaire de Lille, mardi
15 avril, dans le cadre de la commission d’enquête sur la délinquance
financière. Les deux magistrates ont insisté sur le manque de moyens et la
nécessité d’améliorer les échanges entre institutions, notamment via des
entités transverses, comme le comité départemental dédié à la détection des
flux financiers suspects créé à Lille en 2021.
La juridiction interrégionale
spécialisée (JIRS) de Lille est en première ligne dans la lutte contre la
délinquance financière. Compétente sur le ressort de quatre cours d’appel (Douai,
Amiens, Rouen et Reims), elle se caractérise par « une forte activité
en hausse constante depuis 2016, notamment en matière de trafic de stupéfiants »,
explique Carole Etienne, procureure de la République près le tribunal
judiciaire de Lille.
En cause : la proximité avec
la Belgique et les Pays-Bas, qui abritent de grands ports internationaux, et
les nombreux axes autoroutiers qui traversent la métropole lilloise, faisant du
secteur un espace privilégié pour le transit, le stockage et la redistribution
de produits illicites.
« Le poids du
contentieux du trafic de stups sur le ressort laisse apparaître des
organisations criminelles polyvalentes, tant sur les stupéfiants trafiqués que
les compétences logistiques utilisées », détaille Carole Etienne, qui
parle d’une criminalité aux « activités délinquantes distinctes mais
qui coopèrent par opportunisme ». La JIRS s’est notamment intéressée
aux garages clandestins, qui offrent des supports logistiques aux réseaux
criminels.
Les techniques de blanchiment
rencontrés à Lille sont relativement basiques : virements en espèces sur
les comptes des proches, envoi massif de cash, investissements en immobilier, vêtements,
maroquinerie, bijoux, véhicules de grosse cylindrée, cryptomonnaies.
Mais le volume des enquêtes impose
un temps plus long pour investiguer de manière qualitative sur chacun des
dossiers : « Améliorer les saisies et les confiscations des avoirs
criminels nécessite de bien identifier et localiser les avoirs criminels, en
France mais aussi et surtout à l'étranger, et donc procéder à des enquêtes
patrimoniales approfondies. », assure Carole Etienne.
Trop peu d’investissements
dans des outils d’analyse
L’une des méthodes qui s’est
développée ces dernières années consiste à exploiter les messageries cryptées,
particulièrement prisées par les réseaux criminels. Mais encore faut-il
disposer de logiciels adaptés.
« Les outils
d’analyse numérique mis à disposition de la justice et des services enquêteurs
ne sont pas juste insuffisants, ils sont nuls », lâche Virginie Girard,
procureure adjointe près le TJ de Lille, qui demande « un
investissement majeur et une véritable révolution dans les esprits »,
notamment pour pouvoir accéder à des outils permettant d’analyser des données
de masse ou dopés à l’intelligence artificielle.
« Nous devons enfin
nous adapter à un contexte de globalisation des phénomènes »,
estime-t-elle, appelant à être « proactifs et imaginatifs pour essayer
de renouveler les méthodes et stratégies ».
Une méthode qui doit être
couplée à une coopération internationale et à des moyens adaptés. « Les
outils de l’entraide pénale internationale sont insuffisamment mobilisés »,
regrette Virginie Girard.
Cette dernière précise
cependant que la JIRS de Lille recourt « très largement » aux
certificats européens de gel, qui permettent « efficacement et rapidement
» de bloquer, à l’échelle transfrontalière, des biens ou des preuves afin d’en
garantir la disponibilité dans une procédure pénale.
La dématérialisation des
aides, « vecteur privilégié de blanchiment »
Si la collaboration
transfrontalière est limitée, elle ne doit pas faire oublier certaines failles
internes, ajoute Virginie Girard. « On peut peut-être aussi balayer devant
notre porte », assène-t-elle. La procureure adjointe dénonce la
dématérialisation de nombreuses aides de l’État et leur gestion par des acteurs
privés, qui selon elle « constituent des vecteurs privilégiés de blanchiment
», notamment les fraudes liées au système d’immatriculation des véhicules.
« [À chaque fois] que
l’État engage des processus de dématérialisation sans avoir mesuré les impacts
en matière de fraude, nous devons nous préparer à diligenter des enquêtes
pénales », relève la magistrate qui considère que « chaque
nouvelle aide de l’État va donner lieu à des fraudes massives, avec des flottes
de sociétés constituées à dessein ».
La magistrate regrette en ce
sens un sous-dimensionnement des effectifs et un matériel informatique
défaillant. Malgré des ressources limitées, la JIRS de Lille a saisi en 2024
presque 16 millions d’euros. Si Carole Etienne note que sa juridiction « a
fait en sorte d’identifier et localiser le plus de faits possibles avec ces
moyens », elle assure que la JIRS est, « paradoxalement, passée
à côté de beaucoup de choses ».
La co-saisine insuffisamment
pratiquée
Pour améliorer la qualité des
enquêtes, Carole Etienne recommande un changement de stratégie, avec comme
pierre angulaire le partage de l’information entre les différentes
entités : « Les magistrats ont besoin de véritables enquêtes
financières et patrimoniales, avec des échanges d’informations entre services
d’enquêtes, des vérifications auprès des services fiscaux et douaniers, des
réquisitions auprès de l’administration fiscale, et une identification des
bénéficiaires économiques ». Une meilleure communication permettrait
de faire avancer plus rapidement les procédures, évitant ainsi le dépérissement
des preuves.
Carole Etienne constate sur
ce sujet une pratique insuffisante de la co-saisine des unités qui luttent
contre la criminalité organisée et les crimes financiers. « Avec des
co-saisines, notamment de l’OFAST (Office antistupéfiants) et de l’ONAF (Office
national antifraude), on peut vraiment appréhender le phénomène de manière
global et systémique. » Elle regrette également la structuration
« un peu dépassée » des services d’enquête, en raison de leurs
divisions internes entre plusieurs entités dont les affaires pourraient se
rejoindre.
Un constat partagé par la
procureure adjointe, qui déplore un « fonctionnement en silo »
de structures « insuffisamment armés pour travailler de manière
parallèle et concomitante au démantèlement des trafics de stupéfiants ou de
déchets, des aides au séjour en bande organisée, mais aussi des filières de
blanchiment ». Pour Virginie Girard, ces activités sont liées par un
objectif : le dégagement de profits. Elle souligne que cette faiblesse est
aussi due au manque d’attractivité de la filière enquêteur et de la matière
économique et financière.
Vers un comité dédié à la
détection des flux financiers suspects dans chaque département ?
Pour faire le lien dans tous
ces dossiers au sein de la JIRS, deux magistrats sont chargés d’appréhender
l’aspect financier des dossiers de criminalité organisée.
En complément, la procureure
de la République a initié la création en 2021 d’un Comité opérationnel
départemental de détection des flux financiers suspects, réunissant autour
d’une même table le directeur régional des finances publiques des
Hauts-de-France et du Nord, le préfet, le président du TC de Lille Métropole,
le directeur régional de l’Urssaf Nord – Pas-de-Calais, le président de la Compagnie
régionale des commissaires aux comptes des Hauts-de-France et le président du Conseil
régional de l’Ordre des experts-comptables des Hauts-de-France.
Si, de l’avis de Carole
Etienne, cette nouvelle structure n’a pas encore produit tous les effets
escomptés, celle-ci « permet aux différentes instances participantes de
mieux comprendre l’action de la justice, et d’apporter une réponse
opérationnelle adaptée en favorisant l’information de l’autorité judiciaire et
de l’administration fiscale sur les activités économiques, financières et
commerciales suspectes ».
« À l’instar de ce
qui a été fait pour les CODAF (comités opérationnels départementaux antifraude
créés en 2008 et étendus dans toute la France en 2010, ndlr), on pourrait
généraliser cette instance », propose Virginie Girard.
La présomption de blanchiment
« permet de se passer de la nécessité d’identifier l’infraction
d’origine »
Autre changement appelé de
ses vœux par Carole Etienne : le recours plus régulier à la présomption de
blanchiment de l’article 324-1-1 du Code pénal. Créée en 2013, cette
présomption dispose que « les biens ou les revenus sont présumés être
le produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit dès lors que les
conditions matérielles, juridiques ou financières de l'opération de placement,
de dissimulation ou de conversion ne peuvent avoir d'autre justification que de
dissimuler l'origine ou le bénéficiaire effectif de ces biens ou revenus ».
Un dispositif « plus
rapide et qui permet de se passer de la nécessité d’identifier l’infraction
d’origine dès lors que le mis en cause n’apporte aucune justification plausible »,
assure la procureure de la République.
La procureure adjointe prône
quant à elle une meilleure interconnexion des greffes des tribunaux de
commerce. Objectif : « Permettre d’identifier ces gens qui vont
essaimer pour constituer des structures fictives devant tous les TC de France
et de Navarre, et éviter que l’autorité judiciaire ne vienne a posteriori, avec
des petits moyens, pour essayer de démanteler ces structures ».
La magistrate plaide aussi pour
la création d’une juridiction nationale spécialisée capable de juger les faits
liés à la délinquance financière, « ce qui représenterait une force de
frappe sans pareille ». Virginie Girard souhaite également étendre aux
JIRS le cadre de l'article 706-105-1 du Code de procédure pénale, qui permet au
procureur de la République de Paris de partager certains éléments de procédure
avec les services de l’État ou de renseignement, lorsque cela est nécessaire à
la sécurité des systèmes d’information ou à la prévention de la criminalité
organisée.
Sur le projet de création
d’un parquet national de lutte contre la criminalité organisée (PNACO), prévu
dans la proposition de loi pour la lutte contre le narcotrafic actuellement au
Parlement et qui devrait être adoptée le 28 avril prochain, la magistrate considère
qu’une telle juridiction « ne peut pas se concevoir sans que le JIRS ne
soit renforcée dans sa capacité à produire de manière autonome sa propre
analyse criminelle, qui doit pouvoir être partagée avec les parquets
territorialement compétents [dans le ressort de la JIRS] et avec le réseau des
JIRS ».
Parmi les axes de travail
selon Carole Etienne, la formation des magistrats, mais aussi la hausse des
moyens dédiés à la lutte contre le blanchiment, au moment de l’enquête comme du
jugement : « Nous sommes confrontés à une complexité croissante
des affaires, aussi bien en termes de volume qu'en termes de technicité. »
Alexis
Duvauchelle