ÉCONOMIE

Comment la JIRS de Lille aiguise ses armes pour mieux lutter contre la délinquance financière

Comment la JIRS de Lille aiguise ses armes pour mieux lutter contre la délinquance financière
Publié le 25/04/2025 à 11:46

Les sénateurs ont interrogé la procureure et la procureure adjointe du tribunal judiciaire de Lille, mardi 15 avril, dans le cadre de la commission d’enquête sur la délinquance financière. Les deux magistrates ont insisté sur le manque de moyens et la nécessité d’améliorer les échanges entre institutions, notamment via des entités transverses, comme le comité départemental dédié à la détection des flux financiers suspects créé à Lille en 2021.

La juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Lille est en première ligne dans la lutte contre la délinquance financière. Compétente sur le ressort de quatre cours d’appel (Douai, Amiens, Rouen et Reims), elle se caractérise par « une forte activité en hausse constante depuis 2016, notamment en matière de trafic de stupéfiants », explique Carole Etienne, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Lille.

En cause : la proximité avec la Belgique et les Pays-Bas, qui abritent de grands ports internationaux, et les nombreux axes autoroutiers qui traversent la métropole lilloise, faisant du secteur un espace privilégié pour le transit, le stockage et la redistribution de produits illicites.

« Le poids du contentieux du trafic de stups sur le ressort laisse apparaître des organisations criminelles polyvalentes, tant sur les stupéfiants trafiqués que les compétences logistiques utilisées », détaille Carole Etienne, qui parle d’une criminalité aux « activités délinquantes distinctes mais qui coopèrent par opportunisme ». La JIRS s’est notamment intéressée aux garages clandestins, qui offrent des supports logistiques aux réseaux criminels.

Les techniques de blanchiment rencontrés à Lille sont relativement basiques : virements en espèces sur les comptes des proches, envoi massif de cash, investissements en immobilier, vêtements, maroquinerie, bijoux, véhicules de grosse cylindrée, cryptomonnaies.

Mais le volume des enquêtes impose un temps plus long pour investiguer de manière qualitative sur chacun des dossiers : « Améliorer les saisies et les confiscations des avoirs criminels nécessite de bien identifier et localiser les avoirs criminels, en France mais aussi et surtout à l'étranger, et donc procéder à des enquêtes patrimoniales approfondies. », assure Carole Etienne.

Trop peu d’investissements dans des outils d’analyse

L’une des méthodes qui s’est développée ces dernières années consiste à exploiter les messageries cryptées, particulièrement prisées par les réseaux criminels. Mais encore faut-il disposer de logiciels adaptés.

« Les outils d’analyse numérique mis à disposition de la justice et des services enquêteurs ne sont pas juste insuffisants, ils sont nuls », lâche Virginie Girard, procureure adjointe près le TJ de Lille, qui demande « un investissement majeur et une véritable révolution dans les esprits », notamment pour pouvoir accéder à des outils permettant d’analyser des données de masse ou dopés à l’intelligence artificielle.

« Nous devons enfin nous adapter à un contexte de globalisation des phénomènes », estime-t-elle, appelant à être « proactifs et imaginatifs pour essayer de renouveler les méthodes et stratégies ».

Une méthode qui doit être couplée à une coopération internationale et à des moyens adaptés. « Les outils de l’entraide pénale internationale sont insuffisamment mobilisés », regrette Virginie Girard.

Cette dernière précise cependant que la JIRS de Lille recourt « très largement » aux certificats européens de gel, qui permettent « efficacement et rapidement » de bloquer, à l’échelle transfrontalière, des biens ou des preuves afin d’en garantir la disponibilité dans une procédure pénale.

La dématérialisation des aides, « vecteur privilégié de blanchiment »

Si la collaboration transfrontalière est limitée, elle ne doit pas faire oublier certaines failles internes, ajoute Virginie Girard. « On peut peut-être aussi balayer devant notre porte », assène-t-elle. La procureure adjointe dénonce la dématérialisation de nombreuses aides de l’État et leur gestion par des acteurs privés, qui selon elle « constituent des vecteurs privilégiés de blanchiment », notamment les fraudes liées au système d’immatriculation des véhicules.

« [À chaque fois] que l’État engage des processus de dématérialisation sans avoir mesuré les impacts en matière de fraude, nous devons nous préparer à diligenter des enquêtes pénales », relève la magistrate qui considère que « chaque nouvelle aide de l’État va donner lieu à des fraudes massives, avec des flottes de sociétés constituées à dessein ».

La magistrate regrette en ce sens un sous-dimensionnement des effectifs et un matériel informatique défaillant. Malgré des ressources limitées, la JIRS de Lille a saisi en 2024 presque 16 millions d’euros. Si Carole Etienne note que sa juridiction « a fait en sorte d’identifier et localiser le plus de faits possibles avec ces moyens », elle assure que la JIRS est, « paradoxalement, passée à côté de beaucoup de choses ».

La co-saisine insuffisamment pratiquée

Pour améliorer la qualité des enquêtes, Carole Etienne recommande un changement de stratégie, avec comme pierre angulaire le partage de l’information entre les différentes entités : « Les magistrats ont besoin de véritables enquêtes financières et patrimoniales, avec des échanges d’informations entre services d’enquêtes, des vérifications auprès des services fiscaux et douaniers, des réquisitions auprès de l’administration fiscale, et une identification des bénéficiaires économiques ». Une meilleure communication permettrait de faire avancer plus rapidement les procédures, évitant ainsi le dépérissement des preuves.

Carole Etienne constate sur ce sujet une pratique insuffisante de la co-saisine des unités qui luttent contre la criminalité organisée et les crimes financiers. « Avec des co-saisines, notamment de l’OFAST (Office antistupéfiants) et de l’ONAF (Office national antifraude), on peut vraiment appréhender le phénomène de manière global et systémique. » Elle regrette également la structuration « un peu dépassée » des services d’enquête, en raison de leurs divisions internes entre plusieurs entités dont les affaires pourraient se rejoindre.

Un constat partagé par la procureure adjointe, qui déplore un « fonctionnement en silo » de structures « insuffisamment armés pour travailler de manière parallèle et concomitante au démantèlement des trafics de stupéfiants ou de déchets, des aides au séjour en bande organisée, mais aussi des filières de blanchiment ». Pour Virginie Girard, ces activités sont liées par un objectif : le dégagement de profits. Elle souligne que cette faiblesse est aussi due au manque d’attractivité de la filière enquêteur et de la matière économique et financière.

Vers un comité dédié à la détection des flux financiers suspects dans chaque département ?

Pour faire le lien dans tous ces dossiers au sein de la JIRS, deux magistrats sont chargés d’appréhender l’aspect financier des dossiers de criminalité organisée.

En complément, la procureure de la République a initié la création en 2021 d’un Comité opérationnel départemental de détection des flux financiers suspects, réunissant autour d’une même table le directeur régional des finances publiques des Hauts-de-France et du Nord, le préfet, le président du TC de Lille Métropole, le directeur régional de l’Urssaf Nord – Pas-de-Calais, le président de la Compagnie régionale des commissaires aux comptes des Hauts-de-France et le président du Conseil régional de l’Ordre des experts-comptables des Hauts-de-France.

Si, de l’avis de Carole Etienne, cette nouvelle structure n’a pas encore produit tous les effets escomptés, celle-ci « permet aux différentes instances participantes de mieux comprendre l’action de la justice, et d’apporter une réponse opérationnelle adaptée en favorisant l’information de l’autorité judiciaire et de l’administration fiscale sur les activités économiques, financières et commerciales suspectes ».

« À l’instar de ce qui a été fait pour les CODAF (comités opérationnels départementaux antifraude créés en 2008 et étendus dans toute la France en 2010, ndlr), on pourrait généraliser cette instance », propose Virginie Girard.

La présomption de blanchiment « permet de se passer de la nécessité d’identifier l’infraction d’origine »

Autre changement appelé de ses vœux par Carole Etienne : le recours plus régulier à la présomption de blanchiment de l’article 324-1-1 du Code pénal. Créée en 2013, cette présomption dispose que « les biens ou les revenus sont présumés être le produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit dès lors que les conditions matérielles, juridiques ou financières de l'opération de placement, de dissimulation ou de conversion ne peuvent avoir d'autre justification que de dissimuler l'origine ou le bénéficiaire effectif de ces biens ou revenus ».

Un dispositif « plus rapide et qui permet de se passer de la nécessité d’identifier l’infraction d’origine dès lors que le mis en cause n’apporte aucune justification plausible », assure la procureure de la République.

La procureure adjointe prône quant à elle une meilleure interconnexion des greffes des tribunaux de commerce. Objectif : « Permettre d’identifier ces gens qui vont essaimer pour constituer des structures fictives devant tous les TC de France et de Navarre, et éviter que l’autorité judiciaire ne vienne a posteriori, avec des petits moyens, pour essayer de démanteler ces structures ».

La magistrate plaide aussi pour la création d’une juridiction nationale spécialisée capable de juger les faits liés à la délinquance financière, « ce qui représenterait une force de frappe sans pareille ». Virginie Girard souhaite également étendre aux JIRS le cadre de l'article 706-105-1 du Code de procédure pénale, qui permet au procureur de la République de Paris de partager certains éléments de procédure avec les services de l’État ou de renseignement, lorsque cela est nécessaire à la sécurité des systèmes d’information ou à la prévention de la criminalité organisée.

Sur le projet de création d’un parquet national de lutte contre la criminalité organisée (PNACO), prévu dans la proposition de loi pour la lutte contre le narcotrafic actuellement au Parlement et qui devrait être adoptée le 28 avril prochain, la magistrate considère qu’une telle juridiction « ne peut pas se concevoir sans que le JIRS ne soit renforcée dans sa capacité à produire de manière autonome sa propre analyse criminelle, qui doit pouvoir être partagée avec les parquets territorialement compétents [dans le ressort de la JIRS] et avec le réseau des JIRS ».

Parmi les axes de travail selon Carole Etienne, la formation des magistrats, mais aussi la hausse des moyens dédiés à la lutte contre le blanchiment, au moment de l’enquête comme du jugement : « Nous sommes confrontés à une complexité croissante des affaires, aussi bien en termes de volume qu'en termes de technicité. »

Alexis Duvauchelle

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