CULTURE

Comment la scène du « Noli me tangere » s'est-elle glissée dans les plis du droit contemporain ?

Comment la scène du « Noli me tangere » s'est-elle glissée dans les plis du droit contemporain ?
"Noli me tengere" de Martin Schongauer (1473), musée Unterlinden de Colmar. (c) Étienne Madranges
Publié le 27/04/2025 à 07:00

EMPREINTES D'HISTOIRE. « Noli me tangere » : une expression latine que l’on trouve dans la Vulgate (la Bible en latin traduite du grec par Saint Jérôme) qui signifie : « ne me touche pas ». Notre chroniqueur, qui a étudié la représentation de ce thème dans l’art sacré, s’interroge ici sur sa représentation métaphorique dans le droit national et international. Car l’intouchabilité s’applique à bien des sujets juridiques !

Il s’agit à l’origine d’une rencontre (fortuite ?) entre un Messie ressuscité et une femme venue parfumer un linceul. Le premier, sorti de son tombeau, retient la seconde par une injonction bien énigmatique : « Ne me touche pas ! ».

Une scène biblique…

Dans le Nouveau Testament, seul l’évangéliste Jean évoque la scène (chap. 20-v.17) dite du « Noli me tangere » : au matin pascal, trois jours après la crucifixion, Marie-Madeleine se rend au tombeau avec un flacon de parfum. Mais le tombeau est vide, occupé par des anges. En pleurs, la femme croit apercevoir le jardinier, qu’elle va interpeller. L’homme lui demande pourquoi elle pleure et lui dit : Marie ! « Elle reconnaît alors Jésus et lui dit en hébreu : Rabbouni (Maître) ! Jésus lui dit alors : Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père… ». Marie-Madeleine va ensuite rapporter la scène aux disciples.

De la part du Christ, qui vient de ressusciter, ce n’est pas un rejet, d’autant que peu après, il invitera Thomas à le toucher pour que l’apôtre incrédule puisse vérifier la réalité des plaies et des stigmates. C’est la fin d’une époque terrestre pour le Messie et c’est le passage à un monde plus spirituel.

Il arrive également que l’on traduise l’expression non pas par « ne me touche pas » mais par « ne me retiens pas ». C’est cependant la première acception qui domine.

Ces quelques lignes bibliques vont devenir rapidement iconiques dans l’art sacré.

… devenue une représentation artistique iconique de l’intouchable

Jésus ressuscité pris pour un jardinier, Marie-Madeleine en pleurs qui se retient et se prosterne… la scène, même brève, ne pouvait qu’inspirer les peintres, sculpteurs, maîtres-verriers, enlumineurs et tapissiers du moyen-âge et de la Renaissance.

Giotto, Corregio, Le Titien, Fra Angelico, Rembrandt et bien d’autres ont illustré ce thème pieux.


A gauche le noli me tangere du palais de justice de Carpentras (Vaucluse), ancien palais épiscopal, avec une rare Marie-Madeleine partiellement dénudée et un ange portant la bêche du « Christ jardinier » ; à droite le noli me tangere de la cathédrale d’Albi (Tarn), le « Christ jardinier » portant une houe. © Étienne Madranges

L’un des tableaux les plus émouvants est peut-être celui de Martin Schongauer reproduit en haut de cette chronique. A gauche Marie-Madeleine se voit interdire de toucher le Christ. A droite Saint Thomas se voit proposer de le toucher. A gauche, le décor est exquis. Dans l’arbre se trouvent deux oiseaux : un chardonneret et un rouge-gorge. Les deux ont une tache rouge dans leur plumage. Cela correspond à une rare légende méconnue de l’art chrétien. Ces deux oiseaux sont présumés avoir soulagé le Christ sur la Croix en train d’expirer en ôtant délicatement avec leur bec les épines de la couronne d’épines plantées dans son front. Des taches de sang ont ainsi marqué leur plumage et ils portent pour l’éternité cette trace qui atteste de leur rage à avoir voulu soulager les souffrances de Jésus.


Image générée par l’IA pour illustrer la légende évoquée ci-dessus

Noli me tangere ou comment résister à l’oppression coloniale

L’expression a traversé le champ colonial non pas comme principe juridique mais comme motif de résistance symbolique.

L’exemple le plus fort a été donné par un intellectuel philippin au XIXe siècle. Cet écrivain, José Rizal, qui est également poète, linguiste polyglotte (il parle 23 langues) et médecin (chirurgien ophtalmologiste), qui a étudié à Paris, propose des réformes démocratiques et écrit en 1887 un roman en langue espagnole qu’il titre « Noli me tangere ». Il y critique avec férocité la domination coloniale espagnole et la soumission imposée aux populations indigènes.

Il appelle au réveil national et devient un héros national. Les autorités coloniales interdisent la diffusion de l’ouvrage, arrêtent ce révolutionnaire et l’exilent dans une île où il poursuit son activité de médecin des yeux. Il quitte les Philippines à bord d’un bateau espagnol, mais est arrêté et renvoyé à Manille. Après un simulacre de procès, il est fusillé en 1896.

Son œuvre illustre parfaitement la métaphore coloniale du « noli me tangere » qui permet de relire l’intouchabilité comme un droit sacré pour les peuples à demeurer souverains, à revendiquer leur indépendance, à conserver pour eux seuls leur territoire, leur culture, leur corps (un corps colonisé est un corps profané).

En Amérique du sud, on trouve au cœur de la cité de Carthagène des Indes en Colombie une imposante statue intitulée « Noli me tangere » qui revendique la même exigence.


A gauche, au musée Rizal de Manille (Philippines), le héros philippin José Rizal à son bureau dans sa prison ; au centre une fresque en son hommage après qu’il a été fusillé. © Aurélien Madranges ; à droite la stèle « Noli me tangere » de Carthagène des Indes en Colombie. © Étienne Madranges

Noli me tangere ou comment éviter la saisie des biens culturels

De nombreux pays ont mis en place des législations tendant à protéger leurs biens culturels, en particulier lors de prêts à des musées pour des expositions, en organisant l’immunité de leur saisie.

En 1998, le tableau « Portait of Wally », importé d’Autriche et prêté au musée « MoMA » de New York, a été saisi par la douane américaine sur injonction d’un juge au motif qu’il s’agissait d’une œuvre volée en Autriche pendant la guerre. Un accord transactionnel a mis fin à l’incident qui a duré 12 ans.

La législation américaine était pourtant protectrice puisque le principe d’immunité de saisie (IFSA ou Immunity From Seizure Act) avait été instauré par les États-Unis dès 1965 afin de favoriser les prêts et les échanges de biens culturels.

Au Québec, c’est l’article 697 du code de procédure civile qui protège depuis 1976 les œuvres d’art contre les saisies, notamment dans le cas de revendications après des spoliations opérées pendant la seconde guerre mondiale. D’autres États canadiens ont suivi l’exemple québécois. Les décisions d’immunité sont des décrets gouvernementaux.

En France, en 1993, les héritiers d’un collectionneur russe tentent de faire mettre sous séquestre des tableaux prêtés au Centre Pompidou par des musées russes dans le cadre d’une exposition Matisse, arguant que ces œuvres avaient été spoliées par Lénine. La justice française rejette leur requête.

Mais les institutions étrangères prennent peur et hésitent à envoyer leurs œuvres pour des expositions.

Le législateur français réagit et décide d’immuniser les prêteurs étrangers et de leur apporter des garanties indiscutables. L’article 61 de la loi du 8 août 1994 protège les œuvres étrangères prêtées aux musées français contre toute tentative de saisie quelle qu’en soit la raison : « Les biens culturels prêtés par une puissance étrangère, une collectivité publique ou une institution culturelle étrangères, destinés à être exposés au public en France, sont insaisissables pour la période de leur prêt à l’État français ou à toute personne morale désignée par lui ».

Un arrêté conjoint du ministre de la Culture et du ministre des Affaires étrangères fixe, pour chaque exposition, la liste des biens culturels protégés et détermine la durée du prêt. Le dispositif est mis en œuvre à la demande des prêteurs. Les personnes physiques et les organismes privés sont exclus de ce dispositif.

Les institutions exigent de plus en plus souvent que l'arrêté d'insaisissabilité paraisse au Journal officiel au moins deux mois avant l'arrivée des œuvres en France. Ce délai de deux mois correspond au délai de recours en annulation d'un acte réglementaire.

Partout dans le monde, les tentatives de récupération par les héritiers d’œuvres spoliées pendant la guerre se multiplient, ce qui amène les parlements à légiférer. Le principe est simple : ce qui est prêté pour la culture ne peut être retenu ou requis pour un autre motif, fût-il légitime.

Aussi, d’autres pays se dotent peu à peu de mesures similaires : l’Allemagne en 1998, l’Autriche en 2003, la Belgique en 2004, la Suisse en 2005, le Royaume-Uni et Israël en 2007, la Finlande et le Japon en 2011, l’Australie en 2012 par exemple.

En 2004, l’ONU propose, dans un souci de régulation internationale, une convention sur les immunités juridictionnelles des Etats, tendant à établir un régime universel des immunités. Cette convention reste à appliquer.

Noli me tangere ou comment préserver l’intégrité corporelle

Une autre transposition du « noli me tangere » dans le droit contemporain est le droit à l’intégrité corporelle.

Tant sur le plan civil que le plan pénal, le corps humain, véritable sanctuaire, bénéficie dans notre droit positif d’une protection élevée. L’article 16-1 du code civil énonce : « Chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial ».

Le code pénal contient de multiples dispositions concernant l’intégrité physique (blessures involontaires, volontaires, agressions sexuelles…), punissant parfois sévèrement les atteintes injustifiées.

La convention d’Oviedo signée en 1997, qui protège les êtres humains en matière de médecine et de traitements médicaux, de génétique, de biologie, et qui exige un consentement éclairé, a été ratifiée par la France en 2011.

Tout concours dans la législation à permettre à chacun de ne pas être touché, sauf consentement.

L’article 16-3 du code civil dispose : « Il ne peut être porté atteinte à l'intégrité du corps humain qu'en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l'intérêt thérapeutique d'autrui.

Le consentement de l'intéressé doit être recueilli préalablement hors le cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle il n'est pas à même de consentir ».

Toutefois, cette règle connaît quelques exceptions, en particulier dans des circonstances exceptionnelles touchant à la nécessité médicale, à des menaces graves à l’ordre public ou à la santé publique.

Une exception notable connue des parquets est le cas des transfusions sanguines et de certaines opérations que s’interdisent les « Témoins de Jéhovah » pour des raisons religieuses. Lorsqu’un mineur appartenant à cette obédience est hospitalisé et que ses parents refusent une intervention, le procureur de la république est habilité à passer outre en application de l’article 375-5 du code civil qui l’autorise à prendre toutes mesures que l’urgence requiert à charge pour lui de saisir le juge des enfants dans les huit jours.

L’intérêt supérieur de l’enfant commande toujours dans ce cas. Le « noli me tangere » devient conditionnel : « ne me touche pas… sauf si tu dois me sauver… ». 

Noli me tangere, une grammaire de la limite ? Le code civil et le code pénal pour légiférer ont remplacé la bêche du jardinier pour labourer. Un monde désordonné a succédé au jardin aux couleurs diaprées. De la scène biblique emblématique toute simple à l’expression artistique d’une grande intensité spirituelle et plastique… de l’icône à l’immunité… du tabou sacré à l’inviolable profane… l’injonction énigmatique d’il y a deux mille ans a traversé les siècles et continue à résonner bien au-delà de son contexte d’origine, se glissant dans les plis du droit contemporain afin d’incarner les principes juridiques fondamentaux touchant à la propriété culturelle et à l’intégrité du corps humain.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 254


 

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