EMPREINTES D'HISTOIRE. « Noli me tangere » :
une expression latine que l’on trouve dans la Vulgate (la Bible en latin
traduite du grec par Saint Jérôme) qui signifie : « ne me touche
pas ». Notre chroniqueur, qui a étudié la représentation de ce thème
dans l’art sacré, s’interroge ici sur sa représentation métaphorique dans le
droit national et international. Car l’intouchabilité s’applique à bien des
sujets juridiques !
Il s’agit à l’origine d’une
rencontre (fortuite ?) entre un Messie ressuscité et une femme venue
parfumer un linceul. Le premier, sorti de son tombeau, retient la seconde par
une injonction bien énigmatique : « Ne me touche pas ! ».
Une scène biblique…
Dans le Nouveau Testament,
seul l’évangéliste Jean évoque la scène (chap. 20-v.17) dite du « Noli
me tangere » : au matin pascal, trois jours après la crucifixion,
Marie-Madeleine se rend au tombeau avec un flacon de parfum. Mais le tombeau
est vide, occupé par des anges. En pleurs, la femme croit apercevoir le
jardinier, qu’elle va interpeller. L’homme lui demande pourquoi elle pleure et
lui dit : Marie ! « Elle reconnaît alors Jésus et lui
dit en hébreu : Rabbouni (Maître) ! Jésus lui dit alors : Ne me
touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père… ».
Marie-Madeleine va ensuite rapporter la scène aux disciples.
De la part du Christ, qui
vient de ressusciter, ce n’est pas un rejet, d’autant que peu après, il
invitera Thomas à le toucher pour que l’apôtre incrédule puisse vérifier la
réalité des plaies et des stigmates. C’est la fin d’une époque terrestre pour
le Messie et c’est le passage à un monde plus spirituel.
Il arrive également que l’on
traduise l’expression non pas par « ne me touche pas » mais
par « ne me retiens pas ». C’est cependant la première
acception qui domine.
Ces quelques lignes bibliques
vont devenir rapidement iconiques dans l’art sacré.
… devenue une représentation
artistique iconique de l’intouchable
Jésus ressuscité pris pour un
jardinier, Marie-Madeleine en pleurs qui se retient et se prosterne… la scène,
même brève, ne pouvait qu’inspirer les peintres, sculpteurs, maîtres-verriers,
enlumineurs et tapissiers du moyen-âge et de la Renaissance.
Giotto, Corregio, Le Titien,
Fra Angelico, Rembrandt et bien d’autres ont illustré ce thème pieux.

A gauche le noli me tangere du palais de justice de Carpentras (Vaucluse),
ancien palais épiscopal, avec une rare Marie-Madeleine partiellement dénudée et
un ange portant la bêche du « Christ jardinier » ; à droite le
noli me tangere de la cathédrale d’Albi (Tarn), le « Christ
jardinier » portant une houe. © Étienne Madranges
L’un des tableaux les plus
émouvants est peut-être celui de Martin Schongauer reproduit en haut de cette
chronique. A gauche Marie-Madeleine se voit interdire de toucher le Christ. A
droite Saint Thomas se voit proposer de le toucher. A gauche, le décor est
exquis. Dans l’arbre se trouvent deux oiseaux : un chardonneret et un
rouge-gorge. Les deux ont une tache rouge dans leur plumage. Cela correspond à
une rare légende méconnue de l’art chrétien. Ces deux oiseaux sont présumés
avoir soulagé le Christ sur la Croix en train d’expirer en ôtant délicatement avec
leur bec les épines de la couronne d’épines plantées dans son front. Des taches
de sang ont ainsi marqué leur plumage et ils portent pour l’éternité cette
trace qui atteste de leur rage à avoir voulu soulager les souffrances de Jésus.

Image générée par l’IA pour illustrer la légende évoquée ci-dessus
Noli me tangere ou
comment résister à l’oppression coloniale
L’expression a traversé le
champ colonial non pas comme principe juridique mais comme motif de résistance
symbolique.
L’exemple le plus fort a été
donné par un intellectuel philippin au XIXe siècle. Cet écrivain,
José Rizal, qui est également poète, linguiste polyglotte (il parle 23 langues)
et médecin (chirurgien ophtalmologiste), qui a étudié à Paris, propose des
réformes démocratiques et écrit en 1887 un roman en langue espagnole qu’il
titre « Noli me tangere ». Il y critique avec férocité la
domination coloniale espagnole et la soumission imposée aux populations
indigènes.
Il appelle au réveil national
et devient un héros national. Les autorités coloniales interdisent la diffusion
de l’ouvrage, arrêtent ce révolutionnaire et l’exilent dans une île où il
poursuit son activité de médecin des yeux. Il quitte les Philippines à bord
d’un bateau espagnol, mais est arrêté et renvoyé à Manille. Après un simulacre
de procès, il est fusillé en 1896.
Son œuvre illustre
parfaitement la métaphore coloniale du « noli me tangere » qui
permet de relire l’intouchabilité comme un droit sacré pour les peuples à
demeurer souverains, à revendiquer leur indépendance, à conserver pour eux
seuls leur territoire, leur culture, leur corps (un corps colonisé est un corps
profané).
En Amérique du sud, on trouve
au cœur de la cité de Carthagène des Indes en Colombie une imposante statue
intitulée « Noli me tangere » qui revendique la même exigence.

A gauche, au musée Rizal de Manille (Philippines), le héros philippin José
Rizal à son bureau dans sa prison ; au centre une fresque en son hommage
après qu’il a été fusillé. © Aurélien Madranges ; à droite la stèle
« Noli me tangere » de Carthagène des Indes en Colombie. © Étienne
Madranges
Noli me tangere ou
comment éviter la saisie des biens culturels
De nombreux pays ont mis en
place des législations tendant à protéger leurs biens culturels, en particulier
lors de prêts à des musées pour des expositions, en organisant l’immunité de
leur saisie.
En 1998, le tableau « Portait
of Wally », importé d’Autriche et prêté au musée « MoMA » de
New York, a été saisi par la douane américaine sur injonction d’un juge au
motif qu’il s’agissait d’une œuvre volée en Autriche pendant la guerre. Un
accord transactionnel a mis fin à l’incident qui a duré 12 ans.
La législation américaine
était pourtant protectrice puisque le principe d’immunité de saisie (IFSA ou Immunity
From Seizure Act) avait été instauré par les États-Unis dès 1965 afin de
favoriser les prêts et les échanges de biens culturels.
Au Québec, c’est l’article
697 du code de procédure civile qui protège depuis 1976 les œuvres d’art contre
les saisies, notamment dans le cas de revendications après des spoliations opérées
pendant la seconde guerre mondiale. D’autres États canadiens ont suivi
l’exemple québécois. Les décisions d’immunité sont des décrets gouvernementaux.
En France, en 1993, les
héritiers d’un collectionneur russe tentent de faire mettre sous séquestre des
tableaux prêtés au Centre Pompidou par des musées russes dans le cadre d’une
exposition Matisse, arguant que ces œuvres avaient été spoliées par Lénine. La
justice française rejette leur requête.
Mais les institutions
étrangères prennent peur et hésitent à envoyer leurs œuvres pour des
expositions.
Le législateur français
réagit et décide d’immuniser les prêteurs étrangers et de leur apporter des
garanties indiscutables. L’article 61 de la loi du 8 août 1994 protège les
œuvres étrangères prêtées aux musées français contre toute tentative de saisie
quelle qu’en soit la raison : « Les biens culturels prêtés par une
puissance étrangère, une collectivité publique ou une institution culturelle
étrangères, destinés à être exposés au public en France, sont insaisissables
pour la période de leur prêt à l’État français ou à toute personne morale
désignée par lui ».
Un arrêté conjoint du
ministre de la Culture et du ministre des Affaires étrangères fixe, pour chaque
exposition, la liste des biens culturels protégés et détermine la durée du
prêt. Le dispositif est mis en œuvre à la demande des prêteurs. Les personnes
physiques et les organismes privés sont exclus de ce dispositif.
Les institutions exigent de
plus en plus souvent que l'arrêté d'insaisissabilité paraisse au Journal
officiel au moins deux mois avant l'arrivée des œuvres en France. Ce délai de
deux mois correspond au délai de recours en annulation d'un acte réglementaire.
Partout dans le monde, les
tentatives de récupération par les héritiers d’œuvres spoliées pendant la
guerre se multiplient, ce qui amène les parlements à légiférer. Le principe est
simple : ce qui est prêté pour la culture ne peut être retenu ou requis
pour un autre motif, fût-il légitime.
Aussi, d’autres pays se
dotent peu à peu de mesures similaires : l’Allemagne en 1998, l’Autriche
en 2003, la Belgique en 2004, la Suisse en 2005, le Royaume-Uni et Israël en
2007, la Finlande et le Japon en 2011, l’Australie en 2012 par exemple.
En 2004, l’ONU propose, dans
un souci de régulation internationale, une convention sur les immunités
juridictionnelles des Etats, tendant à établir un régime universel des
immunités. Cette convention reste à appliquer.
Noli me tangere ou
comment préserver l’intégrité corporelle
Une autre transposition du « noli
me tangere » dans le droit contemporain est le droit à l’intégrité
corporelle.
Tant sur le plan civil que le
plan pénal, le corps humain, véritable sanctuaire, bénéficie dans notre droit
positif d’une protection élevée. L’article 16-1 du code civil énonce :
« Chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est
inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire
l'objet d'un droit patrimonial ».
Le code pénal contient de
multiples dispositions concernant l’intégrité physique (blessures
involontaires, volontaires, agressions sexuelles…), punissant parfois
sévèrement les atteintes injustifiées.
La convention d’Oviedo signée
en 1997, qui protège les êtres humains en matière de médecine et de traitements
médicaux, de génétique, de biologie, et qui exige un consentement éclairé, a
été ratifiée par la France en 2011.
Tout concours dans la
législation à permettre à chacun de ne pas être touché, sauf consentement.
L’article 16-3 du code civil
dispose : « Il ne peut être porté atteinte à l'intégrité du corps
humain qu'en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel
dans l'intérêt thérapeutique d'autrui.
Le consentement de
l'intéressé doit être recueilli préalablement hors le cas où son état rend
nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle il n'est pas à même de
consentir ».
Toutefois, cette règle
connaît quelques exceptions, en particulier dans des circonstances
exceptionnelles touchant à la nécessité médicale, à des menaces graves à
l’ordre public ou à la santé publique.
Une exception notable connue
des parquets est le cas des transfusions sanguines et de certaines opérations
que s’interdisent les « Témoins de Jéhovah » pour des raisons
religieuses. Lorsqu’un mineur appartenant à cette obédience est hospitalisé et
que ses parents refusent une intervention, le procureur de la république est
habilité à passer outre en application de l’article 375-5 du code civil qui l’autorise
à prendre toutes mesures que l’urgence requiert à charge pour lui de saisir le
juge des enfants dans les huit jours.
L’intérêt supérieur de
l’enfant commande toujours dans ce cas. Le « noli me tangere »
devient conditionnel : « ne me touche pas… sauf si tu dois me
sauver… ».
Noli me tangere, une
grammaire de la limite ? Le code civil et le code pénal pour légiférer ont
remplacé la bêche du jardinier pour labourer. Un monde désordonné a succédé au
jardin aux couleurs diaprées. De la scène biblique emblématique toute simple à
l’expression artistique d’une grande intensité spirituelle et plastique… de
l’icône à l’immunité… du tabou sacré à l’inviolable profane… l’injonction
énigmatique d’il y a deux mille ans a traversé les siècles et continue à
résonner bien au-delà de son contexte d’origine, se glissant dans les plis du
droit contemporain afin d’incarner les principes juridiques fondamentaux
touchant à la propriété culturelle et à l’intégrité du corps humain.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 254

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