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La France, premier pays producteur d’OQTF : « une machine qui tourne à vide »

La France, premier pays producteur d’OQTF : « une machine qui tourne à vide »
Publié le 02/10/2024 à 10:32

Le meurtre de la jeune Philippine ravive les débats publics sur le faible taux d'exécution des obligations de quitter le territoire. Serge Slama, professeur de droit public, décrypte le fonctionnement du dispositif, jugé inefficace et contre-productif. 

Pourquoi le taux d’exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF) est-il si bas ? Depuis le meurtre de Philippine, le 21 septembre dernier, la question agite de nouveau le débat public ; le principal suspect étant un ressortissant marocain visé par une OQTF. L’homme venait d’être libéré de rétention administrative, faute, pour la préfecture, d’avoir pu obtenir un laissez-passer consulaire des autorités marocaines. Il était maintenu en centre de rétention administratif (CRA) depuis sa sortie de prison, où il avait purgé une peine pour viol.

Mais au-delà de cette affaire, comment expliquer que sur les plus de 130 000 mesures d’éloignement notifiées par les préfectures contre des personnes étrangères en situation irrégulière, seules 7 % d’entre elles, environ, sont effectivement éloignées du territoire ? Serge Slama, professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes, membre du Centre de recherches juridiques et chercheur affilié à l’Institut Convergences Migrations, analyse les obstacles systémiques à l'application de ces mesures et dénonce leur production effrénée, prononcées, trop souvent, sans perspectives d’éloignement effectif.

JSS : Quels sont les obstacles à l’exécution d’une OQTF ? 

Serge Slama : Chaque année, les préfectures édictent plus de 150 000 mesures d’éloignement, dont près de 135 000 OQTF. La plus grosse partie de ces mesures, environ 90 000, concerne des personnes qui ont demandé un titre de séjour ou l’asile : lorsqu’il y a un refus, la préfecture notifie presque automatiquement une OQTF, généralement avec un délai de départ volontaire de 30 jours. 

Mais il existe une autre forme d’OQTF qui, elle, est sans délai de départ volontaire et, le plus souvent, associée à une mesure de rétention administrative ou d’assignation  à résidence. Elle concerne plutôt les personnes étrangères contrôlées dans la rue mais qui sont « sans-papiers » ou les personnes considérées par l’administration comme représentant un risque de trouble à l’ordre public (TOP). C’est important de le noter parce que le taux d’exécution d’une OQTF est bien plus élevé lorsque la procédure cible ces populations et est assortie d’une mesure de contrainte, de type rétention ou assignation à résidence (environ 40%). 

Or, le premier obstacle à l’exécution d’une telle mesure découle directement de cet automatisme à notifier des obligations de quitter le territoire aux étrangers s’étant vu refuser un titre de séjour. Puisque, pour la plupart, les personnes contestent la mesure d’éloignement devant un tribunal administratif, et que le recours est suspensif. Ce contentieux représente environ 90 000 requêtes par an, soit près de la moitié de leur activité !

Autrement dit, les tribunaux administratifs se transforment en « bureau des étrangers bis », et c’est à eux de faire la part des choses. Et dans un certain nombre de cas (taux d’annulation de 15 à 20%), les juges administratifs prononcent l’annulation de la mesure : parce qu’elle représente une atteinte aux droits fondamentaux de la personne (droit à la vie familiale principalement), que la  légalité de la procédure n’a pas été respectée par la préfectures, ou qu’il y eu une mauvaise interprétation du droit par exemple.

« On constate une sorte d’effet d’aubaine pour les préfectures sur les profils ‘trouble à l’ordre public’ » 

Les juges prononcent aussi fréquemment des injonctions au réexamen ou à la délivrance du titre de séjour. Et ça, c'est tout de même un premier signe du caractère dysfonctionnel du droit des étrangers. Si le dialogue était possible en préfecture, si les dossiers étaient examinés avec bienveillance, si les conditions d’accès à la préfecture étaient davantage conformes à ce qu’on attend habituellement d’un service public, si la relation entre l’administration préfectorale et les étrangers n’étaient pas déshumanisées en raison de processus aberrants de dématérialisation, les préfectures n’édicteraient sûrement pas 90 000 refus assortis d’OQTF chaque année. 

Le deuxième obstacle concerne plutôt les OQTF assorties d’une mesure de privation de liberté. Il faut comprendre que la rétention administrative n’a qu’une seule finalité : procéder à l’éloignement de la personne étrangère. Dans le débat public, il y a une grande confusion sur cet objectif. Mais je le répète, la rétention n’a pas de fonction punitive. Il ne s’agit ni d’une sanction, ni d’une peine. Elle ne constitue pas non plus une mesure de sûreté. La rétention est conditionnée à l’existence de perspectives raisonnables d’éloignement.

Pour maintenir une personne étrangère en rétention, la préfecture doit donc démontrer au juge judiciaire - qui intervient pour contrôler la légalité de la rétention administrative et la prolonger - qu’elle fait diligence. C'est-à-dire qu’elle met tout en œuvre pour éloigner la personne le plus vite possible. Dans ces cas-là, il s’agit surtout de réunir les documents administratifs indispensables à l’éloignement, en particulier le laissez-passer consulaire (LPC). Or, ce document est parfois difficile à obtenir, notamment avec certains pays qui entretiennent des relations diplomatiques difficiles avec la France. Par exemple, il y a eu des périodes où l’Algérie ne délivrait presque aucun LPC. Donc si la préfecture ne peut pas démontrer au juge que l’éloignement peut être réalisé rapidement, la personne doit être libérée. 

Et figurez-vous que d’après la Cour des comptes, le premier motif de fin de rétention n’est pas la libération par un juge judiciaire ou une annulation par le tribunal administratif mais la libération par la préfecture elle-même… probablement à défaut de perspective raisonnable d’éloignement.

JSS : En janvier 2024, la Cour des comptes, justement, publiait un rapport dans lequel elle notait une augmentation de 60 % du nombre d’OQTF entre 2019 et 2022, alors que les effectifs préfectoraux auraient augmenté de seulement 9 %. Elle constate également la saturation des juridictions administratives qui doivent faire face à un « contentieux de masse, qui a représenté 41  % des affaires des juridictions administratives en 2021 ». L’obstacle principal ne réside-t-il pas dans le fait que les préfectures délivrent trop d’OQTF, sans garantie de pouvoir les exécuter ?  

S.S. : Il existe, c’est vrai, une sorte de réflexe des préfectures à notifier des OQTF coûte que coûte. Comme le relève la Cour des comptes dans son rapport de janvier 2024, « la doctrine française [repose sur] la délivrance systématique [d’OQTF] pour toute personne en situation irrégulière, sans préjuger des perspectives réelles d’éloignement ». Concrètement, dès qu’il y a un problème dans un dossier, elles notifient des mesures d’éloignement plutôt que de discuter avec la personne, de procéder à un examen plus approfondi de sa situation dans le cadre d’un contradictoire préalable.

On est dans la logique du chiffre : on produit de manière industrielle de l’OQTF, sans tenir compte des éléments relatifs à la situation de la personne. La loi Darmanin a néanmoins prévu qu’à titre expérimental, dans certains départements, les demandes de titres de séjour des étrangers feront désormais l’objet d’un « examen à 360° » en examinant les autres motifs de délivrance d’un titre de séjour. En attendant, dès lors que vous êtes dans la logique du chiffre, vous engorgez les tribunaux administratifs, le travail des préfectures et des services de police et de gendarmerie chargés d’assurer l’exécution des OQTF. Cela peut expliquer qu’il y ait des ratés et que les cas prioritaires ne soient pas toujours aussi bien traités que l’on pourrait l’espérer.

« La rétention n’est ni une sanction, ni une peine. Elle ne constitue pas non plus une mesure de sûreté »

Tout ça est très contre-productif. C'est une machine folle, une machine qui tourne à vide. Toutes celles et ceux qui se sont penchés sur la question le disent.  Pourtant, de nouveau, le seul réflexe politique après le meurtre de Philippine, c'est de vouloir prolonger la rétention, durcir les conditions de libération et mettre la pression sur les préfets et les juges. Alors que les statistiques démontrent que l’allongement de la rétention n’a quasi aucune incidence sur le taux d’exécution d’une mesure d’éloignement.

JSS : Et pourtant, Gérald Darmanin, ancien ministre de l’Intérieur, a multiplié les circulaires pour appeler à systématiser la délivrance d’OQTF, en particulier contre les personnes « susceptibles » de représenter une menace à l’ordre public. Quelle est l’efficacité de cette politique ?

S.S. : C’est incontestable : lorsque Gérald Darmanin est arrivé à l’Intérieur, il a annoncé vouloir prioriser l’éloignement des personnes étrangères considérées comme représentant une menace à l’ordre public et les sortants de prison. Et effectivement, il a mis des moyens en ce sens.

Notamment, il a amélioré la coordination entre l’administration pénitentiaire et les préfectures ; désormais, les agents préfectoraux vont en détention pour délivrer des obligations de quitter le territoire, et à la sortie de prison, la personne étrangère est placée directement en rétention administrative. Ce qui n’était pas fait il y a quelques années. Il a aussi envoyé plusieurs instructions à plusieurs reprises aux préfets, pour demander à ce que les personnes sortant de prison et celles susceptibles de représenter un trouble à l’ordre public soit mise, prioritairement en rétention. Sous-entendu : s’il y a des problèmes de place, on met d’abord ces personnes, avant les familles ou les déboutés du droit d’asile par exemple. 

JSS : Néanmoins, toujours selon la Cour des Comptes, il existe un problème de définition des profils « troubles à l’ordre public » qui ne serait « pas formalisée ni partagée entre les services » ...

S.S. : On constate en effet une sorte d’effet d’aubaine pour les préfectures : comme les profils « trouble à l’ordre public » sont une priorité politique, elles ont tendance à faire rentrer dans cette catégorie le tout-venant : un retrait de permis de conduire ancien, l’utilisation de faux documents [des faits qui peuvent, notamment, être constatés lors de la signature d’un contrat de travail si la personne étrangère n’a pas l’autorisation de travailler sur le territoire, NDLR], des  informations relatives à l’état civil ou l’adresse utilisée qui semblent dissemblables, etc.

Sans compter les personnes qui sortent de prison, mais pour des délits liés à la non-exécution d’une précédente OQTF. Cet effet d’aubaine contribue à un phénomène d’éviction des profils effectivement dangereux. Les cas prioritaires sont noyés dans la masse des OQTF à exécuter.

JSS : La loi asile et immigration de Gérald Darmanin a par ailleurs considérablement abaissé le niveau de protection dont bénéficiaient, auparavant, certaines catégories de personnes étrangères. Pensez-vous que ces mesures vont permettre d’accroître le taux d’exécution des OQTF ? 

S.S. : On peut sérieusement en douter. Je crains même au contraire que cette loi augmente l’inefficacité du dispositif. On peut penser qu’on va certes assister à une augmentation des personnes irrégularisées par les préfectures et reconductibles, mais cela n’aura pas forcément d’effets en termes d’exécution réelle de l’OQTF. Ce n’est pas parce qu’une personne n’appartient plus à une catégorie protégée que l’administration obtiendra plus facilement des laissez-passer consulaires. Mais surtout, il y a un risque d’augmentation du nombre d’annulations par les juges administratifs.

Il faut bien le comprendre : pourquoi certaines catégories de personnes étaient, avant la loi du 26 janvier 2024, légalement protégées de l’éloignement ? Parce qu’elles avaient des attaches solides sur le territoire français:  étrangers arrivés en France avant l’âge de 13 ans, parents d’enfants français, conjoints de français... Là où, avant la loi Darmanin, ces catégories étaient automatiquement protégées, les juges administratifs vont, au cas par cas, devoir déterminer s’il y a une atteinte à l’article 8 de la CEDH - qui porte sur le droit à la vie privée et familiale. Et donc ça ne va pas forcément augmenter l'efficacité du dispositif mais assurément produire encore plus d’OQTF alors que la France est déjà - de loin - le premier pays producteur de telles décisions de retour en Europe. Son système est aussi assurément parmi les plus inefficaces.

Propos recueillis par Chloé Dubois

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