Le meurtre de la jeune Philippine ravive les débats
publics sur le faible taux d'exécution des obligations de quitter le
territoire. Serge Slama, professeur de droit public, décrypte le fonctionnement
du dispositif, jugé inefficace et contre-productif.
Pourquoi le taux
d’exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF) est-il si
bas ? Depuis le meurtre de Philippine, le 21 septembre dernier, la question agite de nouveau
le débat public ; le principal suspect étant un ressortissant marocain visé par
une OQTF. L’homme venait d’être libéré de rétention administrative, faute, pour
la préfecture, d’avoir pu obtenir un laissez-passer consulaire des autorités
marocaines. Il était maintenu en centre de rétention administratif (CRA) depuis
sa sortie de prison, où il avait purgé une peine pour viol.
Mais au-delà de cette
affaire, comment expliquer que sur les plus de 130 000 mesures d’éloignement
notifiées par les préfectures contre des personnes étrangères en situation
irrégulière, seules 7 % d’entre elles, environ, sont effectivement éloignées du
territoire ? Serge Slama, professeur de droit public à l’Université
Grenoble-Alpes, membre du Centre de recherches juridiques et chercheur affilié
à l’Institut Convergences Migrations, analyse les obstacles systémiques à
l'application de ces mesures et dénonce leur production effrénée, prononcées,
trop souvent, sans perspectives d’éloignement effectif.
JSS : Quels
sont les obstacles à l’exécution d’une OQTF ?
Serge Slama : Chaque année, les préfectures édictent plus
de 150 000 mesures d’éloignement, dont près de 135 000 OQTF. La plus grosse
partie de ces mesures, environ 90 000, concerne des personnes qui ont demandé
un titre de séjour ou l’asile : lorsqu’il y a un refus, la préfecture notifie
presque automatiquement une OQTF, généralement avec un délai de départ
volontaire de 30 jours.
Mais il
existe une autre forme d’OQTF qui, elle, est sans délai de départ volontaire
et, le plus souvent, associée à une mesure de rétention administrative ou
d’assignation à résidence. Elle concerne plutôt les personnes étrangères
contrôlées dans la rue mais qui sont « sans-papiers » ou les personnes
considérées par l’administration comme représentant un risque de trouble à
l’ordre public (TOP). C’est important de le noter parce que le taux d’exécution
d’une OQTF est bien plus élevé lorsque la procédure cible ces populations et
est assortie d’une mesure de contrainte, de type rétention ou assignation à
résidence (environ 40%).
Or, le
premier obstacle à l’exécution d’une telle mesure découle directement de cet
automatisme à notifier des obligations de quitter le territoire aux étrangers
s’étant vu refuser un titre de séjour. Puisque, pour la plupart, les personnes
contestent la mesure d’éloignement devant un tribunal administratif, et que le
recours est suspensif. Ce contentieux représente environ 90 000 requêtes par
an, soit près de la moitié de leur activité !
Autrement
dit, les tribunaux administratifs se transforment en « bureau des étrangers bis
», et c’est à eux de faire la part des choses. Et dans un certain nombre de
cas (taux d’annulation de 15 à 20%), les juges administratifs prononcent
l’annulation de la mesure : parce qu’elle représente une atteinte aux droits
fondamentaux de la personne (droit à la vie familiale principalement), que
la légalité de la procédure n’a pas été respectée par la préfectures, ou
qu’il y eu une mauvaise interprétation du droit par exemple.
« On constate une sorte d’effet d’aubaine pour les préfectures sur les profils ‘trouble à l’ordre public’ »
Les juges
prononcent aussi fréquemment des injonctions au réexamen ou à la délivrance du
titre de séjour. Et ça, c'est tout de même un premier signe du caractère
dysfonctionnel du droit des étrangers. Si le dialogue était possible en
préfecture, si les dossiers étaient examinés avec bienveillance, si les
conditions d’accès à la préfecture étaient davantage conformes à ce qu’on
attend habituellement d’un service public, si la relation entre
l’administration préfectorale et les étrangers n’étaient pas déshumanisées en
raison de processus aberrants de dématérialisation, les préfectures
n’édicteraient sûrement pas 90 000 refus assortis d’OQTF chaque année.
Le deuxième
obstacle concerne plutôt les OQTF assorties d’une mesure de privation de
liberté. Il faut comprendre que la rétention administrative n’a qu’une seule
finalité : procéder à l’éloignement de la personne étrangère. Dans le débat
public, il y a une grande confusion sur cet objectif. Mais je le répète, la
rétention n’a pas de fonction punitive. Il ne s’agit ni d’une sanction, ni
d’une peine. Elle ne constitue pas non plus une mesure de sûreté. La rétention
est conditionnée à l’existence de perspectives raisonnables d’éloignement.
Pour
maintenir une personne étrangère en rétention, la préfecture doit donc
démontrer au juge judiciaire - qui intervient pour contrôler la légalité de la
rétention administrative et la prolonger - qu’elle fait diligence. C'est-à-dire
qu’elle met tout en œuvre pour éloigner la personne le plus vite possible. Dans
ces cas-là, il s’agit surtout de réunir les documents administratifs
indispensables à l’éloignement, en particulier le laissez-passer consulaire
(LPC). Or, ce document est parfois difficile à obtenir, notamment avec certains
pays qui entretiennent des relations diplomatiques difficiles avec la France.
Par exemple, il y a eu des périodes où l’Algérie ne délivrait presque aucun
LPC. Donc si la préfecture ne peut pas démontrer au juge que l’éloignement peut
être réalisé rapidement, la personne doit être libérée.
Et figurez-vous
que d’après la Cour des comptes, le premier motif de fin de rétention n’est pas
la libération par un juge judiciaire ou une annulation par le tribunal
administratif mais la libération par la préfecture elle-même… probablement à
défaut de perspective raisonnable d’éloignement.
JSS : En
janvier 2024, la Cour des comptes, justement, publiait un rapport dans lequel
elle notait une augmentation de 60 % du nombre d’OQTF entre 2019 et 2022, alors
que les effectifs préfectoraux auraient augmenté de seulement 9 %. Elle
constate également la saturation des juridictions administratives qui doivent
faire face à un « contentieux de masse, qui a représenté 41 % des
affaires des juridictions administratives en 2021 ». L’obstacle principal
ne réside-t-il pas dans le fait que les préfectures délivrent trop d’OQTF, sans
garantie de pouvoir les exécuter ?
S.S. : Il existe, c’est vrai, une sorte de
réflexe des préfectures à notifier des OQTF coûte que coûte. Comme le
relève la Cour des comptes dans son rapport de janvier 2024, « la doctrine
française [repose sur] la délivrance systématique [d’OQTF] pour toute personne
en situation irrégulière, sans préjuger des perspectives réelles d’éloignement
». Concrètement, dès qu’il y a un problème dans un dossier, elles notifient
des mesures d’éloignement plutôt que de discuter avec la personne, de procéder
à un examen plus approfondi de sa situation dans le cadre d’un contradictoire
préalable.
On est dans
la logique du chiffre : on produit de manière industrielle de l’OQTF, sans
tenir compte des éléments relatifs à la situation de la personne. La loi
Darmanin a néanmoins prévu qu’à titre expérimental, dans certains départements,
les demandes de titres de séjour des étrangers feront désormais l’objet d’un «
examen à 360° » en examinant les autres motifs de délivrance d’un titre de
séjour. En attendant, dès lors que vous êtes dans la logique du chiffre, vous
engorgez les tribunaux administratifs, le travail des préfectures et des
services de police et de gendarmerie chargés d’assurer l’exécution des OQTF.
Cela peut expliquer qu’il y ait des ratés et que les cas prioritaires ne soient
pas toujours aussi bien traités que l’on pourrait l’espérer.
« La
rétention n’est ni une sanction, ni une peine. Elle ne constitue pas non plus
une mesure de sûreté »
Tout ça est
très contre-productif. C'est une machine folle, une machine qui tourne à vide. Toutes
celles et ceux qui se sont penchés sur la question le disent. Pourtant,
de nouveau, le seul réflexe politique après le meurtre de Philippine, c'est de
vouloir prolonger la rétention, durcir les conditions de libération et mettre
la pression sur les préfets et les juges. Alors que les statistiques démontrent
que l’allongement de la rétention n’a quasi aucune incidence sur le taux
d’exécution d’une mesure d’éloignement.
JSS : Et
pourtant, Gérald Darmanin, ancien ministre de l’Intérieur, a multiplié les
circulaires pour appeler à systématiser la délivrance d’OQTF, en particulier
contre les personnes « susceptibles » de représenter une menace à
l’ordre public. Quelle est l’efficacité de cette politique ?
S.S. : C’est incontestable : lorsque Gérald
Darmanin est arrivé à l’Intérieur, il a annoncé vouloir prioriser l’éloignement
des personnes étrangères considérées comme représentant une menace à l’ordre
public et les sortants de prison. Et effectivement, il a mis des moyens en ce
sens.
Notamment, il
a amélioré la coordination entre l’administration pénitentiaire et les
préfectures ; désormais, les agents préfectoraux vont en détention pour
délivrer des obligations de quitter le territoire, et à la sortie de prison, la
personne étrangère est placée directement en rétention administrative. Ce qui
n’était pas fait il y a quelques années. Il a aussi envoyé plusieurs
instructions à plusieurs reprises aux préfets, pour demander à ce que les
personnes sortant de prison et celles susceptibles de représenter un trouble à
l’ordre public soit mise, prioritairement en rétention. Sous-entendu : s’il y a
des problèmes de place, on met d’abord ces personnes, avant les familles ou les
déboutés du droit d’asile par exemple.
JSS :
Néanmoins, toujours selon la Cour des Comptes, il existe un problème de
définition des profils « troubles à l’ordre public » qui ne serait «
pas formalisée ni partagée entre les services » ...
S.S. : On constate en effet une sorte d’effet
d’aubaine pour les préfectures : comme les profils « trouble à l’ordre public »
sont une priorité politique, elles ont tendance à faire rentrer dans cette
catégorie le tout-venant : un retrait de permis de conduire ancien,
l’utilisation de faux documents [des faits qui peuvent, notamment, être
constatés lors de la signature d’un contrat de travail si la personne étrangère
n’a pas l’autorisation de travailler sur le territoire, NDLR], des
informations relatives à l’état civil ou l’adresse utilisée qui semblent
dissemblables, etc.
Sans compter
les personnes qui sortent de prison, mais pour des délits liés à la non-exécution
d’une précédente OQTF. Cet effet d’aubaine contribue à un phénomène d’éviction
des profils effectivement dangereux. Les cas prioritaires sont noyés dans la masse
des OQTF à exécuter.
JSS : La
loi asile et immigration de Gérald Darmanin a par ailleurs considérablement
abaissé le niveau de protection dont bénéficiaient, auparavant, certaines
catégories de personnes étrangères. Pensez-vous que ces mesures vont permettre
d’accroître le taux d’exécution des OQTF ?
S.S. : On peut sérieusement en douter. Je crains
même au contraire que cette loi augmente l’inefficacité du dispositif. On peut
penser qu’on va certes assister à une augmentation des personnes irrégularisées
par les préfectures et reconductibles, mais cela n’aura pas forcément d’effets
en termes d’exécution réelle de l’OQTF. Ce n’est pas parce qu’une personne
n’appartient plus à une catégorie protégée que l’administration obtiendra plus
facilement des laissez-passer consulaires. Mais surtout, il y a un risque
d’augmentation du nombre d’annulations par les juges administratifs.
Il faut bien
le comprendre : pourquoi certaines catégories de personnes étaient, avant la
loi du 26 janvier 2024, légalement protégées de l’éloignement ? Parce qu’elles
avaient des attaches solides sur le territoire français: étrangers
arrivés en France avant l’âge de 13 ans, parents d’enfants français, conjoints
de français... Là où, avant la loi Darmanin, ces catégories étaient
automatiquement protégées, les juges administratifs vont, au cas par cas,
devoir déterminer s’il y a une atteinte à l’article 8 de la CEDH - qui porte
sur le droit à la vie privée et familiale. Et donc ça ne va pas forcément
augmenter l'efficacité du dispositif mais assurément produire encore plus
d’OQTF alors que la France est déjà - de loin - le premier pays producteur de
telles décisions de retour en Europe. Son système est aussi assurément parmi
les plus inefficaces.
Propos recueillis par Chloé Dubois