SÉRIE « INDUSTRIE DE LA MUSIQUE » (8/8). Dans une industrie musicale
en pleine mutation, le contrat de distribution amélioré s’impose comme une
alternative clé aux modèles traditionnels. Préservant l’indépendance des
artistes tout en répondant aux défis numériques, il redéfinit les équilibres
grâce à un cadre juridique innovant et des services sur-mesure.
Dans l’industrie musicale,
les révolutions arrivent souvent sans crier gare. Elles naissent discrètement,
bouleversant des pratiques bien établies. Tout a commencé avec l’émergence de
l’autoproduction, qui s’est d’abord imposée dans la musique électronique, puis
dans la musique urbaine. Les artistes, longtemps dépendants des structures
traditionnelles, y ont trouvé une liberté nouvelle. « Avec les nouvelles technologies, produire un enregistrement coûte
bien moins cher qu’il y a 20 ou 30 ans », explique Claire Prugnier,
avocate au barreau de Paris, spécialisée en droit de la musique. « Les artistes peuvent tout faire depuis chez
eux, avec un simple ordinateur et les bons logiciels. Ce bouleversement a drastiquement
réduit leur dépendance à l’égard des majors pour financer leurs
enregistrements. »
Mais cette quête d’autonomie
a ses limites. « Les artistes peuvent
produire et diffuser leurs œuvres et enregistrements seuls, mais ils ne peuvent
pas tout gérer eux-mêmes », précise l’avocate. « C’est là que l’accompagnement des maisons de
disques reste pertinent. » C’est dans ce contexte que les contrats de
distribution, adaptés aux réalités numériques, se sont imposés face aux
contrats dits « 360 ». Ils se déclinent en deux catégories aux impacts bien
différents. « Le contrat 360
"actif" est conclu à titre exclusif entre l’artiste et le partenaire
économique qui endosse différentes qualités : éditeur de phonogramme,
producteur de phonogramme, producteur de spectacle », explique Isabelle
Wekstein-Steg, avocate au barreau de Paris. Cela permet parfois à des artistes
auto- producteurs d’intégrer cette structure dans leur propre société,
conservant ainsi une partie du contrôle créatif et financier. À l’inverse, « le contrat 360 "passif" inclut
une clause qui stipule que, pour certaines exploitations relevant des droits de
la personnalité de l’artiste – comme le droit à l’image ou les partenariats
publicitaires –, le producteur percevra une commission, souvent comprise entre
5 % et 15 %. »
« Ces
contrats, qui donnaient un contrôle très large aux majors sur toutes les
activités de l’artiste, ont perdu de leur attrait. Ils ont été perçus comme
excessifs par de nombreux artistes, ce qui a contribué à les éloigner des
majors. Maintenant, il s’agit de recréer un climat de confiance, où chacun fait
ce qu’il sait faire, sans chercher à exploiter l’autre »,
explique de son côté maître Prugnier. Cependant, cette transformation s’inscrit
dans un cadre juridique complexe, où les règles françaises et européennes
protègent les créateurs tout en répondant aux défis du numérique.
Un modèle contractuel
défini par le Code de la propriété intellectuelle
Le contrat de distribution ou
de licence se distingue du contrat d’artiste traditionnel. Contrairement à ce
dernier, qui implique une cession des droits de propriété intellectuelle, le
contrat de distribution maintient l’artiste en position de force. « L’artiste engage simplement la maison de
disques pour un service précis, qu’il s’agisse de distribution ou de
distribution assortie d’un travail de promotion et de marketing. L’artiste
reste propriétaire de ses enregistrements et conserve ses droits de producteur.
C’est un changement majeur », explique Claire Prugnier.
Cette particularité repose
sur plusieurs articles du Code de la propriété intellectuelle (CPI). L’article L.
212-4 garantit aux artistes une rémunération équitable pour toute diffusion de
leurs œuvres. L’article L. 131-3 impose une description précise des droits
cédés, tandis que l’article L. 121-1 protège le droit moral des créateurs, leur
permettant de garder un contrôle sur l’exploitation de leurs œuvres.
Ces garanties, souvent
méconnues des artistes, les placent dans une position favorable, notamment
lorsqu’ils négocient les services fournis par les distributeurs, comme la
promotion ou la gestion des plateformes numériques.
Universal
s'impose
Les évolutions législatives
européennes ont également joué un rôle clé. La directive 2019/790 sur le droit
d’auteur, transposée en droit français en 2021, a introduit des principes
essentiels pour adapter l’industrie musicale à l’ère numérique. Son article 17
oblige les plateformes comme YouTube ou TikTok à conclure des accords de
licence avec les ayants droit.
En janvier 2024, Universal
Music Group (UMG) a secoué l’industrie en retirant
son catalogue de TikTok, invoquant des désaccords sur la rémunération des
artistes et l’utilisation de leurs œuvres pour entraîner des intelligences
artificielles. Des icônes comme Taylor Swift
ou Drake se sont retrouvées absentes de la plateforme, provoquant un choc pour
les utilisateurs et un coup de projecteur sur les tensions croissantes entre
majors et plateformes numériques.
Après plusieurs mois de
négociations tendues, TikTok a
finalement cédé en mai, signant un nouvel accord de licence avec UMG. Celui-ci
garantit une meilleure rémunération pour les artistes et engage TikTok à bannir les contenus générés par IA
non autorisés. Les morceaux UMG sont revenus sur la plateforme, mais à des
conditions plus strictes. « Tout s’est finalement bien terminé.
Universal a même pris l’initiative de réunir les avocats de l’industrie
musicale pour expliquer les raisons de leur positionnement face à TikTok. Cela montre que, même dans un
contexte de conflit, il peut y avoir un dialogue constructif entre les
différentes parties prenantes », analyse l’avocate.
Si des géants comme UMG
mènent des batailles pour protéger les droits des artistes face aux
plateformes, à l’échelle individuelle, les créateurs doivent relever un autre
défi : se faire entendre dans un univers saturé.
Produire est facile,
se faire entendre l’est moins
Avec les progrès
technologiques, produire un morceau coûte bien moins cher qu’il y a 20 ans. Les
réseaux sociaux, eux, ont bouleversé la façon dont les artistes se font
connaître, en réduisant leur dépendance aux majors pour la promotion. « À l’ère des réseaux sociaux, en
particulier sur Instagram, il est de plus en plus fréquent qu’un artiste assure
sa propre promotion », rappelle maître
Wekstein-Steg. Elle cite l’exemple
de Rilès, un artiste
de musique urbaine qui a rencontré un succès phénoménal en autoproduisant ses
morceaux et en les publiant sur YouTube. « Alors qu’il débutait, sa visibilité a
considérablement augmenté grâce à un créateur de contenu populaire sur YouTube, qui a vanté ses talents dans l'une
de ses vidéos. »
Cependant, cette
accessibilité a conduit à une saturation des contenus. Chaque semaine, des
dizaines de milliers de morceaux sont mis en ligne sur des plateformes comme
Spotify ou Apple Music. « Produire est
facile, mais dans un univers saturé, se faire entendre est devenu un défi
monumental », souligne maître Prugnier.
C’est ici que les contrats de
distribution améliorés trouvent leur pertinence. Ils offrent des services de
promotion et de placement dans des playlists, essentiels pour capter
l’attention du public. Les nouveaux modèles contractuels transforment la carrière
des artistes. Aya Nakamura, grâce à un contrat de licence, a su propulser des
morceaux comme Djadja au sommet des charts mondiaux, tout en gardant son
indépendance artistique.
Les défis persistants
: rémunération et visibilité
Malgré les avancées, le
streaming reste un défi financier. Un million
d’écoutes sur Spotify rapporte en moyenne 1 500 euros à un artiste, bien
loin des revenus générés par les ventes de CD ou de vinyles. Cette situation
pousse les artistes à diversifier leurs revenus : concerts, synchronisations
publicitaires, merchandising... Mais ces opportunités restent inégalement
accessibles.
Pour contourner les
contraintes de distribution et élargir leurs possibilités, les artistes indépendants peuvent se tourner vers
des agrégateurs comme TuneCore.
« En plus de l’autoproduction, l’artiste
indépendant peut "auto-distribuer" son morceau en le publiant sur des
plateformes comme YouTube ou
SoundCloud. Il peut également recourir aux services d’un agrégateur, qui assure
la transmission du morceau aux plateformes de streaming moyennant un abonnement
», explique Isabelle Wekstein-Steg. Ces outils leur permettent de toucher
un public mondial tout en restant maître de leur contenu. Pourtant, même avec
ces solutions, la saturation des contenus accentue les inégalités.
« Les
artistes doivent désormais penser comme des marketeurs, anticiper les tendances
et maximiser leur présence en ligne », note maître Prugnier. Les
contrats de distribution améliorés offrent des solutions, mais leur efficacité
dépend encore largement des majors et de leur capacité à mobiliser leurs
réseaux.
Pour que cette révolution
tienne ses promesses, le cadre juridique doit continuer à évoluer. La Directive
2019/790 a renforcé les droits des créateurs face aux plateformes, mais des
zones grises subsistent, notamment autour de l’intelligence artificielle et de
la transparence des rémunérations. « Les
artistes doivent pouvoir comprendre et contrôler les contrats qu’ils signent.
Le rôle des juristes est essentiel pour traduire ces concepts en outils
concrets de protection », conclut l’avocate.
Une révolution en
suspens : la prochaine étape
Les contrats de distribution
améliorés ou de licence incarnent une avancée majeure dans une industrie qui
cherche encore son équilibre. Ils promettent une autonomie inédite pour les
artistes, tout en s’adaptant aux impératifs numériques. Mais cette (r)évolution
reste inachevée. Les algorithmes dictent trop souvent les règles du jeu, les
revenus issus du streaming peinent à suffire, et les menaces liées à l’IA
rappellent que les défis ne manquent pas.
Pour franchir un cap, les
artistes apprennent à s’unir. Les collectifs d’artistes, encore assez rares,
pourraient devenir le levier qui manquait. Avec eux, c’est une autre puissance
de négociation qui naît face aux majors et aux plateformes, tout en offrant des
outils concrets – juridiques, numériques, stratégiques – à ceux qui hésitent à
se lancer seuls.
La clarté juridique doit
aussi s’imposer. Trop de contrats sont encore des labyrinthes d’obligations et
de clauses complexes, éloignant les créateurs de leurs droits. Il faut des
modèles contractuels standards, simples et lisibles, pour mettre les artistes
au cœur de leur propre carrière.
Et si la solution venait des
artistes eux-mêmes ? Des plateformes collaboratives émergent, portées par des
valeurs d’équité et de transparence. Ces modèles, qui redéfinissent la
distribution et la promotion, pourraient offrir une alternative crédible aux
systèmes traditionnels, trop souvent opaques.
L’avenir de l’industrie
musicale ne se résume pas à des batailles d’avocats ou à des jeux
d’algorithmes. Il se joue sur un équilibre fragile entre les ambitions des
artistes, les responsabilités des majors et les promesses du numérique. Cette
révolution n’est pas brutale, c’est une succession de petites victoires où
chaque étape compte.
Hugo
Bouqueau