SÉRIE
« INDUSTRIE DE LA MUSIQUE » (3/8). Les NFT bouleversent l'industrie
musicale, offrant aux artistes de nouvelles opportunités économiques et des
outils innovants. Mais entre vide juridique, défis techniques et impact
écologique, leur révolution reste inachevée.
Ils sont arrivés dans
l’industrie musicale comme une révolution silencieuse. Les NFT (non-fungible
tokens), adossés à la technologie blockchain, ont d’abord fait parler d’eux
comme d'une curiosité technologique. Aujourd’hui, ils s’imposent comme une
promesse de transformation. Mais, comme toute nouveauté, ils divisent. Entre
opportunité économique pour les uns et casse-tête juridique pour les autres,
les NFT posent une question fondamentale : redéfinissent-ils vraiment la notion
de propriété dans la musique, ou ne sont-ils qu’une bulle en quête d’éclat ?
L’essor des NFT musicaux ne
s’est pas fait par hasard. La pandémie de la covid-19 a marqué un tournant pour
l’industrie musicale. Privés de concerts et de tournées, les artistes ont dû
innover pour maintenir une connexion avec leurs fans et générer des revenus.
C’est dans ce contexte que les NFT ont émergé comme une solution salvatrice.
Des artistes comme Kings of Leon se sont rapidement emparés de cette
technologie, lançant en 2021 un album sous forme de NFT, une première mondiale.
Résultat : plus de 2 millions de dollars générés en quelques jours.
Selon le rapport
CSPLA de 2022, les transactions de NFT dans le secteur
musical ont représenté environ 145 millions de dollars. Mais ce chiffre,
impressionnant à première vue, cache une réalité contrastée. Les NFT ont
rapidement dépassé leur rôle de curiosité technologique pour devenir un sujet
sérieux, porté par des plateformes comme Pianity ou Catalog.
Un
outil pour les indépendants
Elles permettent de vendre
des morceaux aux enchères, sur un marché primaire comme secondaire. Pour
Pianity, chaque revente garantit à l’artiste une redevance de 8 %. Cette
innovation, souvent appelée « rente numérique », s’inspire du droit de suite
traditionnel, appliqué aux œuvres graphiques.
Isabelle Wekstein-Steg,
avocate experte en propriété intellectuelle, explique : « La blockchain assure la traçabilité du morceau ainsi que son
authenticité. Tout utilisateur a accès à l’antériorité des droits et peut
suivre l’évolution attachée à la transmission du NFT. » C’est cette
transparence, inédite dans un secteur souvent opaque, qui séduit les créateurs.
Prenons l’exemple de Jacques,
un artiste électro français. En 2021, il décide de vendre une de ses créations
sous forme de NFT. Le succès est immédiat : il récolte près de 20 000 euros en
quelques heures. « Ce n’est pas juste un
morceau, c’est une expérience que j’offre à mes fans », explique-t-il.
Chaque acquéreur reçoit en bonus une version exclusive de la chanson et un
accès à un échange privé avec l’artiste.
Une
rente numérique : promesse ou mirage ?
Le droit de suite, cette
vieille mécanique héritée du marché de l’art, est au cœur des débats sur les
NFT. En théorie, il garantit aux artistes une part des bénéfices générés par
les reventes successives de leurs œuvres. En pratique, il laisse de côté l’art
numérique, comme si une frontière invisible séparait le tangible de
l’immatériel.
« Aujourd’hui, les conditions
légales du droit de suite ne sont pas réunies pour l’émission de NFT »,
explique Maître Isabelle Wekstein-Steg. Et pour cause : l’article L122-8
du Code de la propriété intellectuelle s’adresse aux tableaux,
sculptures et autres œuvres plastiques. Les NFT musicaux, eux, naviguent en
eaux troubles, entre innovation technologique et vide juridique.
Les plateformes comme Pianity
ont pris les devants, créant un droit de suite « maison » à travers des smart
contracts. Une solution certes ingénieuse, mais limitée. « Si le NFT est transféré sur une autre
plateforme, le versement de la commission est interrompu », déplore Maître
Wekstein-Steg. Dès qu’un NFT quitte leur écosystème, ces clauses s’évaporent.
Et là réside le problème : sans cadre global, l’artiste reste dépendant des
règles dictées par les plateformes. En l’état, tout repose sur la bonne volonté
des plateformes et la solidité des smart contracts.
Le
casse-tête juridique
Le droit d’auteur est un
bastion que les NFT peinent à conquérir. En France, il repose sur deux piliers
: le droit moral (inaliénable) et le droit patrimonial (cessible). Mais avec
les NFT, la cession des droits devient floue.
Prenons un exemple simple :
lorsqu’un NFT musical est vendu, l’acquéreur ne devient pas propriétaire de
l’œuvre. Il obtient un certificat numérique, un titre de propriété sur l’objet
immatériel, mais pas sur le contenu. Ce dernier reste protégé par le Code de la
propriété intellectuelle, et les droits restent entre les mains de l’auteur ou
de son producteur.
Pierre Lautier, avocat
spécialisé, pose la question clé : « Les NFT remettent en cause la
distinction classique entre la propriété matérielle et immatérielle. Comment
protéger les droits d’auteur tout en répondant aux attentes des acheteurs ? »
C’est un défi immense, où chaque contrat devient un terrain de négociation.
Un
avenir encore incertain
Malgré eux, les NFT
continuent de séduire. Leur capacité à transformer les relations entre artistes
et fans reste leur plus grand atout. Des initiatives comme l’accord
signé en 2022 entre Warner Music Group et Blockparty
montrent que les majors commencent à explorer cette technologie, bien que
timidement.
Dans cet accord, les artistes
de Warner Music peuvent créer et vendre leurs propres NFT, renforçant leur
présence dans l’écosystème Web3. Mais ces expériences, souvent perçues comme
des tests, n’ont pas encore transformé en profondeur l’industrie musicale.
La véritable question est
donc de savoir si les NFT peuvent dépasser leur rôle de phénomène de mode pour
devenir un outil durable. « Pour que les
NFT atteignent leur plein potentiel, il est indispensable de créer des
standards communs, qui garantissent la protection des artistes et la
transparence des transactions », conclut Pierre Lautier.
Des
cryptomonnaies aux limites bien réelles
La blockchain a aussi ses
zones d'ombre. Les smart contracts, vantés comme la solution magique pour
automatiser les transactions, sont en réalité un champ de bataille juridique.
Ces programmes exécutent automatiquement des clauses dès qu’une condition est
remplie : une revente déclenche un pourcentage pour l’artiste, sans
intervention humaine.
En théorie, tout est parfait.
En pratique, c’est plus compliqué. Ces contrats, codés par des plateformes
souvent basées hors de France, soulèvent des questions juridiques cruciales.
Que se passe-t-il si un smart contract contient une erreur ou une faille ? Qui
est responsable en cas de litige ? Le règlement 2023/28544 a reconnu leur
validité juridique en Europe, mais il reste silencieux sur les autres points.
Aussi, les transactions
reposent sur des cryptomonnaies comme l’Ether, dont la volatilité est devenue
légendaire. En 2022, une chute brutale de plus de 60 % de sa valeur a fait
s’effondrer des projets et des ambitions. Une fragilité que l’on préfère souvent
ignorer dans les récits triomphalistes des plateformes Web3.
Mais ce n’est pas tout.
Chaque transaction sur la blockchain entraîne des « gas fees », ces frais de
traitement qui, au plus fort de l’engouement, atteignaient des sommes
dissuasives. Pour les artistes émergents, ces coûts sont un obstacle, rendant
la vente de NFT plus risquée que rentable. «
Les défis techniques sont réels, mais ils ne sont pas insurmontables »,
rappelle pourtant Pierre Lautier. A terme, des blockchains plus performantes et
accessibles pourraient résoudre ces problèmes. Mais ce futur reste incertain.
Un
marché écologique sous pression
Au-delà des questions
financières, une autre critique, plus sourde mais tout aussi sérieuse, plane
sur les NFT : leur impact
environnemental. Chaque transaction, chaque validation d’un
smart contract consomme de l’énergie. Et pas qu’un peu. Selon certaines
estimations, la blockchain Ethereum consommait, avant sa récente transition
vers un modèle moins énergivore, autant qu’un petit pays.
Ces chiffres sont
incompatibles avec les valeurs de nombreux artistes, pour qui l’empreinte
écologique devient un critère de choix. Bien sûr, des solutions émergent. La
migration d’Ethereum vers un système « proof-of-stake », nettement moins
gourmand en énergie, est un pas dans la bonne direction. Mais le doute persiste
: les NFT peuvent- ils vraiment être durables, ou ne sont-ils qu’une mode
incapable de s’inscrire dans le temps ?
Et si
le métavers devenait le terrain de jeu idéal ?
Là où les NFT pourraient
vraiment trouver leur place, c’est dans le métavers. Ces univers immersifs,
encore balbutiants, offrent des opportunités fascinantes. Les concerts
virtuels, comme ceux organisés par Travis Scott ou Ariana Grande, montrent déjà
qu’il existe une demande pour des expériences numériques.
Dans ce contexte, les NFT
deviennent plus qu’un simple objet de collection : ils agissent comme des clés
d’accès, des badges exclusifs pour entrer dans un univers particulier. « On parle d’environ 35 à 50 % des recettes qui reviennent à
l’artiste lors de performances associées à son image, notamment sous forme
d’avatars », estime maître Lautier.
Mais là encore, des questions
subsistent. Comment gérer les droits d’auteur dans un monde où tout peut être
remixé, réapproprié ? Et comment s’assurer que les artistes restent au centre
de ce nouvel écosystème, et non relégués à un rôle accessoire face aux géants
technologiques ?
L’Europe avance, mais
lentement. Si le Règlement
MiCA
(Markets in Crypto-Assets) promet d’encadrer les cryptoactifs, les NFT restent
en marge. Cette absence de reconnaissance officielle freine leur développement,
surtout dans des transactions transfrontalières.
Les artistes et les
plateformes se retrouvent à jongler avec des lois nationales souvent
incompatibles. En France, les NFT relèvent du droit de la propriété
intellectuelle, mais qu’en est-il en Allemagne, en Italie, ou aux États-Unis ?
Chaque pays applique ses propres lois, transformant un marché global en une
mosaïque de pratiques disparates.
Un
futur qui reste à écrire
Pour l’instant, les NFT
musicaux oscillent entre potentiel et promesses non tenues. Ils ont redéfini
les contours de la propriété, mais leur modèle économique reste fragile. La
technologie est là, mais l’écosystème qui doit l’accompagner peine à se structurer.
Les NFT musicaux ne sont ni
une mode passagère ni une solution miracle. Ils incarnent une révolution
inachevée, à la croisée des chemins.
Hugo
Bouqueau