DROIT

NFT et droits musicaux : une nouvelle forme de propriété ?

NFT et droits musicaux : une nouvelle forme de propriété ?
Publié le 26/01/2025 à 11:00

SÉRIE « INDUSTRIE DE LA MUSIQUE » (3/8). Les NFT bouleversent l'industrie musicale, offrant aux artistes de nouvelles opportunités économiques et des outils innovants. Mais entre vide juridique, défis techniques et impact écologique, leur révolution reste inachevée.

Cette série de huit articles dresse un panorama des pratiques actuelles des acteurs de l’industrie de la musique qui épousent les dernières technologies :

• Droits d’auteur à l’ère du streaming : quelle répartition des revenus ? ;
• L’intelligence artificielle dans la musique : quand la créativité humaine défie les machines ;
• NFT et droits musicaux : une nouvelle forme de propriété ? ;
• Clauses contractuelles : les rouages de l’industrie musicale au prisme des jeunes talents ;
• Sampling musical : créativité ou violation des droits ? ;
• Le futur des concerts dans le métavers : opportunité ou chaos juridique ? ;
• Hologrammes d'artistes décédés : la collision entre droit, mémoire et technologie ;
• Contrats musicaux : la révolution des artistes indépendants.

Ils sont arrivés dans l’industrie musicale comme une révolution silencieuse. Les NFT (non-fungible tokens), adossés à la technologie blockchain, ont d’abord fait parler d’eux comme d'une curiosité technologique. Aujourd’hui, ils s’imposent comme une promesse de transformation. Mais, comme toute nouveauté, ils divisent. Entre opportunité économique pour les uns et casse-tête juridique pour les autres, les NFT posent une question fondamentale : redéfinissent-ils vraiment la notion de propriété dans la musique, ou ne sont-ils qu’une bulle en quête d’éclat ?

L’essor des NFT musicaux ne s’est pas fait par hasard. La pandémie de la covid-19 a marqué un tournant pour l’industrie musicale. Privés de concerts et de tournées, les artistes ont dû innover pour maintenir une connexion avec leurs fans et générer des revenus. C’est dans ce contexte que les NFT ont émergé comme une solution salvatrice. Des artistes comme Kings of Leon se sont rapidement emparés de cette technologie, lançant en 2021 un album sous forme de NFT, une première mondiale. Résultat : plus de 2 millions de dollars générés en quelques jours.

Selon le rapport CSPLA de 2022, les transactions de NFT dans le secteur musical ont représenté environ 145 millions de dollars. Mais ce chiffre, impressionnant à première vue, cache une réalité contrastée. Les NFT ont rapidement dépassé leur rôle de curiosité technologique pour devenir un sujet sérieux, porté par des plateformes comme Pianity ou Catalog.

Un outil pour les indépendants

Elles permettent de vendre des morceaux aux enchères, sur un marché primaire comme secondaire. Pour Pianity, chaque revente garantit à l’artiste une redevance de 8 %. Cette innovation, souvent appelée « rente numérique », s’inspire du droit de suite traditionnel, appliqué aux œuvres graphiques.

Isabelle Wekstein-Steg, avocate experte en propriété intellectuelle, explique : « La blockchain assure la traçabilité du morceau ainsi que son authenticité. Tout utilisateur a accès à l’antériorité des droits et peut suivre l’évolution attachée à la transmission du NFT. » C’est cette transparence, inédite dans un secteur souvent opaque, qui séduit les créateurs.

Prenons l’exemple de Jacques, un artiste électro français. En 2021, il décide de vendre une de ses créations sous forme de NFT. Le succès est immédiat : il récolte près de 20 000 euros en quelques heures. « Ce n’est pas juste un morceau, c’est une expérience que j’offre à mes fans », explique-t-il. Chaque acquéreur reçoit en bonus une version exclusive de la chanson et un accès à un échange privé avec l’artiste.

Une rente numérique : promesse ou mirage ?

Le droit de suite, cette vieille mécanique héritée du marché de l’art, est au cœur des débats sur les NFT. En théorie, il garantit aux artistes une part des bénéfices générés par les reventes successives de leurs œuvres. En pratique, il laisse de côté l’art numérique, comme si une frontière invisible séparait le tangible de l’immatériel.

« Aujourd’hui, les conditions légales du droit de suite ne sont pas réunies pour l’émission de NFT », explique Maître Isabelle Wekstein-Steg. Et pour cause : l’article L122-8 du Code de la propriété intellectuelle s’adresse aux tableaux, sculptures et autres œuvres plastiques. Les NFT musicaux, eux, naviguent en eaux troubles, entre innovation technologique et vide juridique.

Les plateformes comme Pianity ont pris les devants, créant un droit de suite « maison » à travers des smart contracts. Une solution certes ingénieuse, mais limitée. « Si le NFT est transféré sur une autre plateforme, le versement de la commission est interrompu », déplore Maître Wekstein-Steg. Dès qu’un NFT quitte leur écosystème, ces clauses s’évaporent. Et là réside le problème : sans cadre global, l’artiste reste dépendant des règles dictées par les plateformes. En l’état, tout repose sur la bonne volonté des plateformes et la solidité des smart contracts.

Le casse-tête juridique

Le droit d’auteur est un bastion que les NFT peinent à conquérir. En France, il repose sur deux piliers : le droit moral (inaliénable) et le droit patrimonial (cessible). Mais avec les NFT, la cession des droits devient floue.

Prenons un exemple simple : lorsqu’un NFT musical est vendu, l’acquéreur ne devient pas propriétaire de l’œuvre. Il obtient un certificat numérique, un titre de propriété sur l’objet immatériel, mais pas sur le contenu. Ce dernier reste protégé par le Code de la propriété intellectuelle, et les droits restent entre les mains de l’auteur ou de son producteur.

Pierre Lautier, avocat spécialisé, pose la question clé : « Les NFT remettent en cause la distinction classique entre la propriété matérielle et immatérielle. Comment protéger les droits d’auteur tout en répondant aux attentes des acheteurs ? » C’est un défi immense, où chaque contrat devient un terrain de négociation.

Un avenir encore incertain

Malgré eux, les NFT continuent de séduire. Leur capacité à transformer les relations entre artistes et fans reste leur plus grand atout. Des initiatives comme l’accord signé en 2022 entre Warner Music Group et Blockparty montrent que les majors commencent à explorer cette technologie, bien que timidement.

Dans cet accord, les artistes de Warner Music peuvent créer et vendre leurs propres NFT, renforçant leur présence dans l’écosystème Web3. Mais ces expériences, souvent perçues comme des tests, n’ont pas encore transformé en profondeur l’industrie musicale.

La véritable question est donc de savoir si les NFT peuvent dépasser leur rôle de phénomène de mode pour devenir un outil durable. « Pour que les NFT atteignent leur plein potentiel, il est indispensable de créer des standards communs, qui garantissent la protection des artistes et la transparence des transactions », conclut Pierre Lautier.

Des cryptomonnaies aux limites bien réelles

La blockchain a aussi ses zones d'ombre. Les smart contracts, vantés comme la solution magique pour automatiser les transactions, sont en réalité un champ de bataille juridique. Ces programmes exécutent automatiquement des clauses dès qu’une condition est remplie : une revente déclenche un pourcentage pour l’artiste, sans intervention humaine.

En théorie, tout est parfait. En pratique, c’est plus compliqué. Ces contrats, codés par des plateformes souvent basées hors de France, soulèvent des questions juridiques cruciales. Que se passe-t-il si un smart contract contient une erreur ou une faille ? Qui est responsable en cas de litige ? Le règlement 2023/28544 a reconnu leur validité juridique en Europe, mais il reste silencieux sur les autres points.

Aussi, les transactions reposent sur des cryptomonnaies comme l’Ether, dont la volatilité est devenue légendaire. En 2022, une chute brutale de plus de 60 % de sa valeur a fait s’effondrer des projets et des ambitions. Une fragilité que l’on préfère souvent ignorer dans les récits triomphalistes des plateformes Web3.

Mais ce n’est pas tout. Chaque transaction sur la blockchain entraîne des « gas fees », ces frais de traitement qui, au plus fort de l’engouement, atteignaient des sommes dissuasives. Pour les artistes émergents, ces coûts sont un obstacle, rendant la vente de NFT plus risquée que rentable. « Les défis techniques sont réels, mais ils ne sont pas insurmontables », rappelle pourtant Pierre Lautier. A terme, des blockchains plus performantes et accessibles pourraient résoudre ces problèmes. Mais ce futur reste incertain.

Un marché écologique sous pression

Au-delà des questions financières, une autre critique, plus sourde mais tout aussi sérieuse, plane sur les NFT : leur impact environnemental. Chaque transaction, chaque validation d’un smart contract consomme de l’énergie. Et pas qu’un peu. Selon certaines estimations, la blockchain Ethereum consommait, avant sa récente transition vers un modèle moins énergivore, autant qu’un petit pays.

Ces chiffres sont incompatibles avec les valeurs de nombreux artistes, pour qui l’empreinte écologique devient un critère de choix. Bien sûr, des solutions émergent. La migration d’Ethereum vers un système « proof-of-stake », nettement moins gourmand en énergie, est un pas dans la bonne direction. Mais le doute persiste : les NFT peuvent- ils vraiment être durables, ou ne sont-ils qu’une mode incapable de s’inscrire dans le temps ?

Et si le métavers devenait le terrain de jeu idéal ?

Là où les NFT pourraient vraiment trouver leur place, c’est dans le métavers. Ces univers immersifs, encore balbutiants, offrent des opportunités fascinantes. Les concerts virtuels, comme ceux organisés par Travis Scott ou Ariana Grande, montrent déjà qu’il existe une demande pour des expériences numériques.

Dans ce contexte, les NFT deviennent plus qu’un simple objet de collection : ils agissent comme des clés d’accès, des badges exclusifs pour entrer dans un univers particulier. « On parle d’environ 35 à 50 % des recettes qui reviennent à l’artiste lors de performances associées à son image, notamment sous forme d’avatars », estime maître Lautier.

Mais là encore, des questions subsistent. Comment gérer les droits d’auteur dans un monde où tout peut être remixé, réapproprié ? Et comment s’assurer que les artistes restent au centre de ce nouvel écosystème, et non relégués à un rôle accessoire face aux géants technologiques ?

L’Europe avance, mais lentement. Si le Règlement MiCA (Markets in Crypto-Assets) promet d’encadrer les cryptoactifs, les NFT restent en marge. Cette absence de reconnaissance officielle freine leur développement, surtout dans des transactions transfrontalières.

Les artistes et les plateformes se retrouvent à jongler avec des lois nationales souvent incompatibles. En France, les NFT relèvent du droit de la propriété intellectuelle, mais qu’en est-il en Allemagne, en Italie, ou aux États-Unis ? Chaque pays applique ses propres lois, transformant un marché global en une mosaïque de pratiques disparates.

Un futur qui reste à écrire

Pour l’instant, les NFT musicaux oscillent entre potentiel et promesses non tenues. Ils ont redéfini les contours de la propriété, mais leur modèle économique reste fragile. La technologie est là, mais l’écosystème qui doit l’accompagner peine à se structurer.

Les NFT musicaux ne sont ni une mode passagère ni une solution miracle. Ils incarnent une révolution inachevée, à la croisée des chemins.

Hugo Bouqueau

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