DROIT

Hologrammes d'artistes décédés : la collision entre droit, mémoire et technologie

Hologrammes d'artistes décédés : la collision entre droit, mémoire et technologie
Publié le 23/02/2025 à 11:00

SÉRIE « INDUSTRIE DE LA MUSIQUE » (7/8). Les hologrammes d’artistes décédés interrogent les frontières entre mémoire et marchandisation. Cette révolution technologique met à l’épreuve les cadres juridiques et éthiques traditionnels.

Cette série de huit articles dresse un panorama des pratiques actuelles des acteurs de l’industrie de la musique qui épousent les dernières technologies :

• Droits d’auteur à l’ère du streaming : quelle répartition des revenus ? ;
• L’intelligence artificielle dans la musique : quand la créativité humaine défie les machines ;
• NFT et droits musicaux : une nouvelle forme de propriété ? ;
• Clauses contractuelles : les rouages de l’industrie musicale au prisme des jeunes talents ;
• Sampling musical : créativité ou violation des droits ? ;
• Le futur des concerts dans le métavers : opportunité ou chaos juridique ? ;
• Hologrammes d'artistes décédés : la collision entre droit, mémoire et technologie ;
• Contrats musicaux : la révolution des artistes indépendants.

Les hologrammes d’artistes décédés constituent une avancée technologique fascinante, mais leur exploitation commerciale soulève de nombreuses questions juridiques et éthiques. Entre protection des droits, interprétation des volontés des défunts et intérêts économiques, l’industrie musicale évolue sur un terrain juridique encore mal balisé.

Quand Tupac Shakur est apparu sur scène à Coachella en 2012, interprétant ses titres les plus célèbres devant une foule subjuguée, il n’était plus là depuis plus de quinze ans. Ce n’était pas une résurrection, mais l’illusion d’un retour, rendu possible par des technologies de pointe combinant modélisation 3D, intelligence artificielle et projection. Depuis cette performance marquante, le recours aux hologrammes d’artistes disparus s’est multiplié, suscitant une fascination durable et un malaise croissant. « Ce n’est pas tant la technologie qui est en cause, mais la manière dont elle est utilisée. L’illusion est spectaculaire, mais elle pose des questions inédites en matière de droit et d’éthique », résume Pierre Lautier, avocat au barreau de Paris, spécialiste en propriété intellectuelle.

Une technologie en quête de cadre juridique

En droit français, le cadre juridique régissant l’utilisation des hologrammes repose sur deux piliers principaux : le droit d’auteur et le droit à l’image. Selon l’article L.121-1 du Code de la propriété intellectuelle, l’auteur jouit d’un droit moral, inaliénable et imprescriptible, qui garantit notamment le respect de son œuvre. Ce droit, spécifique à la France, s’étend après la mort de l’artiste, les ayants droit devenant les gardiens de cet héritage. « Théoriquement, le droit moral protège l’artiste de toute exploitation abusive de son image ou de ses œuvres, mais en pratique, tout dépend des interprétations et des volontés exprimées de son vivant », souligne l’avocat.

Le problème, comme l’illustre le cas de Tupac Shakur, est que les volontés des artistes concernant l’utilisation posthume de leur image ne sont souvent pas clairement exprimées. Dans ce vide juridique, les ayants droit disposent d’une marge de manœuvre considérable. « Les hologrammes se situent à l’intersection de plusieurs champs du droit. Ils mobilisent autant le droit d’auteur, pour l’exploitation des œuvres musicales, que le droit à l’image, qui, en France, est encadré mais s’éteint au décès. Cela crée un flou difficile à résoudre dans un contexte technologique aussi nouveau », précise Pierre Lautier.

Aux États-Unis, où les droits de la personnalité sont encadrés de manière différente, la gestion de l’image d’un artiste repose principalement sur des contrats. « Le système américain privilégie une logique contractuelle, mais ces contrats ont souvent été signés bien avant l’apparition des technologies holographiques, ce qui les rend difficiles à appliquer directement à ces nouveaux usages », explique-t-il.

Les ayants droit, maîtres du jeu ?

Dans la majorité des cas, les ayants droit détiennent le pouvoir décisionnel en matière d’utilisation des hologrammes. Que ce soit les héritiers directs, les veuves ou des entités juridiques spécifiques comme les estates, ces derniers disposent de droits exclusifs pour approuver ou rejeter les projets impliquant l’image et les œuvres de l’artiste. Cela leur confère un rôle crucial, mais parfois contesté, dans la manière dont l’héritage d’un artiste est géré.

« En théorie, les ayants droit devraient agir dans le respect de la mémoire et de l’intégrité artistique du défunt, mais la réalité est souvent plus complexe. Les considérations financières prennent parfois le pas sur les principes éthiques », constate Pierre Lautier. Ce fut le cas lors de la tournée holographique de Whitney Houston en 2020, qui a divisé sa famille et suscité des critiques acerbes. Si certains y ont vu une célébration de son talent, d’autres ont dénoncé une exploitation mercantile éloignée de ce qu’elle aurait pu vouloir de son vivant.

Ce déséquilibre entre mémoire et commerce est renforcé par l’absence de régulation spécifique pour ces usages numériques. « Les hologrammes, comme d’autres innovations technologiques, avancent plus vite que le droit. Nous sommes encore dans une phase où les décisions sont prises au cas par cas, sans véritable jurisprudence de référence », ajoute le spécialiste.

Un flou éthique et juridique

La difficulté majeure de ces cas réside dans l’interprétation des volontés de l’artiste. Lorsqu’un artiste s’est exprimé explicitement, comme Prince, qui avait qualifié de son vivant les hologrammes de « pratique démoniaque », la décision semble plus claire. Mais dans les nombreux cas où les intentions du défunt ne sont pas connues, ce sont les ayants droit qui arbitrent.

Cette situation soulève des questions éthiques, mais également juridiques. « Lorsqu’un projet holographique est contesté, ce n’est pas l’intégrité technologique ou artistique qui est mise en cause, mais la légitimité de ceux qui en autorisent l’usage. Les ayants droit agissent-ils dans l’intérêt de l’artiste ou dans celui des investisseurs ? » interroge l’avocat.

Par ailleurs, l’impact de ces performances sur le public mérite également réflexion. Les spectateurs, séduits par l’illusion, peuvent être amenés à consommer ces concerts sans véritable regard critique sur ce qu’ils impliquent. Cette acceptation tacite de l’utilisation commerciale de l’image d’un défunt pourrait, à terme, façonner un nouveau rapport à la mémoire et au patrimoine artistique, moins ancré dans le respect que dans le divertissement.

Hologrammes et droit : un avenir incertain

Si l’utilisation d’hologrammes d’artistes décédés bouscule les certitudes, elle révèle aussi un vide juridique inquiétant. Entre les cadres légaux existants et les enjeux économiques qu’ils représentent, ces créations numériques soulèvent des questions fondamentales sur la protection des artistes, leur mémoire et l’éthique dans l’innovation.

Au-delà des problématiques immédiates liées aux ayants droit, la pratique des hologrammes met en lumière une vérité plus vaste : le droit, conçu pour des œuvres tangibles et des contrats traditionnels, peine à s’adapter à l’émergence de ces technologies hybrides. Pierre Lautier est catégorique :

« Nous sommes face à une technologie qui brouille les frontières habituelles entre œuvre, image et exploitation commerciale. »

L’éclatement des cadres juridiques traditionnels

Dans un système juridique encore largement fondé sur les notions de propriété tangible, les hologrammes révèlent des limites inattendues. D’un côté, l’œuvre de l’artiste – sa musique, ses paroles – demeure protégée par le droit d’auteur. Mais l’image, l’apparence physique de l’artiste, tombe dans une zone grise. En France, le droit à l’image s’éteint avec le décès, laissant ainsi aux ayants droit la responsabilité de gérer l’exploitation de cette image.

Maître Lautier explique : « La difficulté est que les hologrammes ne sont pas uniquement des reproductions passives. Ils s’inscrivent dans une dynamique nouvelle, où l’artiste semble produire une œuvre posthume. Juridiquement, cela complique les choses, car le droit ne prévoit pas encore ce type de création. »

Aux États-Unis, la situation est différente, mais non moins complexe. Le droit à l’image est reconnu comme un droit patrimonial dans certains États, notamment en Californie, où une législation spécifique protège l’image des célébrités après leur décès. Cependant, cette protection varie d’un État à l’autre, rendant les litiges particulièrement épineux. Les hologrammes créent des situations transfrontalières inédites. Ce qui est légal en Californie peut ne pas l’être en Europe. Cela oblige les producteurs à naviguer dans des eaux juridiques imprévisibles.

Une exploitation commerciale qui interroge

Les cas récents d’hologrammes, de Whitney Houston à Michael Jackson, montrent que ces projets sont souvent motivés par des intérêts financiers. La puissance évocatrice de ces apparitions garantit un succès commercial presque certain, mais cette rentabilité suscite des critiques. Pour beaucoup, ces performances ne sont pas des hommages, mais des opérations de marchandisation de la mémoire. Maître Lautier observe : « La frontière entre hommage et exploitation commerciale est floue. Tant que les ayants droit approuvent les projets, il est difficile de parler d’abus, mais cela ne signifie pas pour autant que l’intention soit respectueuse. »

Vers une nécessaire évolution du droit

À l’échelle européenne, l’harmonisation des droits apparaît comme une priorité. Aujourd’hui, chaque pays dispose de ses propres règles en matière de droits posthumes, ce qui complique encore davantage les projets transnationaux. Une initiative commune pourrait inclure des lignes directrices claires sur les usages numériques de l’image des artistes décédés, inspirées des modèles les plus protecteurs.

Si les hologrammes incarnent une révolution technologique, ils révèlent aussi une tension fondamentale entre innovation et éthique. Cette technologie, utilisée avec discernement, pourrait servir à magnifier l’héritage des artistes, à offrir une nouvelle manière de vivre la musique et à toucher des générations qui n’ont jamais connu ces légendes vivantes. Mais lorsqu’elle est réduite à un outil commercial, elle risque d’éroder la mémoire qu’elle prétend préserver.

Le public, malgré son émerveillement initial, commence à interroger la légitimité de ces performances. À quoi assiste-t-on réellement lorsqu’on regarde un hologramme ? À une célébration ou à une dénaturation ? Ces questions, encore peu posées par les juridictions, gagneront en importance au fur et à mesure que cette technologie se répandra.

Pour maître Lautier, la clé réside dans l’équilibre : « L’innovation doit s’accompagner d’un cadre juridique et éthique clair. Ce n’est pas un frein au progrès, mais une manière de s’assurer que cette avancée respecte les valeurs fondamentales de notre société. »

Une mémoire fragile, un cadre à construire

Alors que les hologrammes d’artistes décédés continuent de fasciner et de diviser, ils exposent l’insuffisance des cadres actuels face à des usages numériques toujours plus audacieux. Le droit, encore mal armé pour répondre à ces défis, devra évoluer pour protéger non seulement les artistes, mais aussi leur mémoire. Car au-delà de la technologie, c’est une question de responsabilité collective : celle de préserver ce qui constitue l’essence même de l’art, sans céder à la tentation de le réduire à une simple commodité.

Hugo Bouqueau

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