SÉRIE « INDUSTRIE DE LA MUSIQUE » (7/8). Les hologrammes d’artistes décédés interrogent les
frontières entre mémoire et marchandisation. Cette révolution technologique met
à l’épreuve les cadres juridiques et éthiques traditionnels.
Les hologrammes d’artistes
décédés constituent une avancée technologique fascinante, mais leur
exploitation commerciale soulève de nombreuses questions juridiques et
éthiques. Entre protection des droits, interprétation des volontés des défunts
et intérêts économiques, l’industrie musicale évolue sur un terrain juridique encore
mal balisé.
Quand Tupac
Shakur est apparu sur scène à Coachella en 2012, interprétant ses titres
les plus célèbres devant une foule subjuguée, il n’était plus là depuis plus de
quinze ans. Ce n’était pas une résurrection, mais l’illusion d’un retour, rendu
possible par des technologies de pointe combinant modélisation 3D, intelligence
artificielle et projection. Depuis cette performance marquante, le recours aux
hologrammes d’artistes disparus s’est multiplié, suscitant une fascination
durable et un malaise croissant. « Ce
n’est pas tant la technologie qui est en cause, mais la manière dont elle est
utilisée. L’illusion est spectaculaire, mais elle pose des questions inédites
en matière de droit et d’éthique », résume Pierre Lautier, avocat au
barreau de Paris, spécialiste en propriété intellectuelle.
Une technologie en quête de
cadre juridique
En droit français, le cadre
juridique régissant l’utilisation des hologrammes repose sur deux piliers
principaux : le droit d’auteur et le droit à l’image. Selon l’article L.121-1
du Code de la propriété intellectuelle, l’auteur jouit d’un droit moral,
inaliénable et imprescriptible, qui garantit notamment le respect de son œuvre.
Ce droit, spécifique à la France, s’étend après la mort de l’artiste, les
ayants droit devenant les gardiens de cet héritage. « Théoriquement, le droit moral protège l’artiste de toute exploitation
abusive de son image ou de ses œuvres, mais en pratique, tout dépend des
interprétations et des volontés exprimées de son vivant », souligne l’avocat.
Le problème, comme l’illustre
le cas de Tupac Shakur, est que les volontés des artistes concernant
l’utilisation posthume de leur image ne sont souvent pas clairement exprimées.
Dans ce vide juridique, les ayants droit disposent d’une marge de manœuvre considérable.
« Les hologrammes se situent à
l’intersection de plusieurs champs du droit. Ils mobilisent autant le droit
d’auteur, pour l’exploitation des œuvres musicales, que le droit à l’image,
qui, en France, est encadré mais s’éteint au décès. Cela crée un flou difficile
à résoudre dans un contexte technologique aussi nouveau », précise Pierre
Lautier.
Aux États-Unis, où les droits
de la personnalité sont encadrés de manière différente, la gestion de l’image
d’un artiste repose principalement sur des contrats. « Le système américain privilégie une logique contractuelle, mais ces
contrats ont souvent été signés bien avant l’apparition des technologies
holographiques, ce qui les rend difficiles à appliquer directement à ces
nouveaux usages », explique-t-il.
Les ayants droit, maîtres du
jeu ?
Dans la majorité des cas, les
ayants droit détiennent le pouvoir décisionnel en matière d’utilisation des
hologrammes. Que ce soit les héritiers directs, les veuves ou des entités
juridiques spécifiques comme les estates, ces derniers disposent de droits
exclusifs pour approuver ou rejeter les projets impliquant l’image et les
œuvres de l’artiste. Cela leur confère un rôle crucial, mais parfois contesté,
dans la manière dont l’héritage d’un artiste est géré.
« En
théorie, les ayants droit devraient agir dans le respect de la mémoire et de
l’intégrité artistique du défunt, mais la réalité est souvent plus complexe.
Les considérations financières prennent parfois le pas sur les principes
éthiques », constate Pierre Lautier. Ce fut le cas lors de
la tournée holographique de Whitney Houston en 2020, qui a divisé sa famille et
suscité des critiques acerbes. Si certains y ont vu une célébration de son
talent, d’autres ont dénoncé une exploitation mercantile éloignée de ce qu’elle
aurait pu vouloir de son vivant.
Ce déséquilibre entre mémoire
et commerce est renforcé par l’absence de régulation spécifique pour ces usages
numériques. « Les hologrammes, comme
d’autres innovations technologiques, avancent plus vite que le droit. Nous
sommes encore dans une phase où les décisions sont prises au cas par cas, sans
véritable jurisprudence de référence », ajoute le spécialiste.
Un flou éthique et juridique
La difficulté majeure de ces
cas réside dans l’interprétation des volontés de l’artiste. Lorsqu’un artiste
s’est exprimé explicitement, comme Prince,
qui avait qualifié de son vivant les hologrammes de « pratique démoniaque »,
la décision semble plus claire. Mais dans les nombreux cas où les intentions du
défunt ne sont pas connues, ce sont les ayants droit qui arbitrent.
Cette situation soulève des
questions éthiques, mais également juridiques. « Lorsqu’un projet holographique est contesté, ce n’est pas l’intégrité
technologique ou artistique qui est mise en cause, mais la légitimité de ceux
qui en autorisent l’usage. Les ayants droit agissent-ils dans l’intérêt de
l’artiste ou dans celui des investisseurs ? » interroge l’avocat.
Par ailleurs, l’impact de ces
performances sur le public mérite également réflexion. Les spectateurs, séduits
par l’illusion, peuvent être amenés à consommer ces concerts sans véritable
regard critique sur ce qu’ils impliquent. Cette acceptation tacite de
l’utilisation commerciale de l’image d’un défunt pourrait, à terme, façonner un
nouveau rapport à la mémoire et au patrimoine artistique, moins ancré dans le
respect que dans le divertissement.
Hologrammes et droit : un
avenir incertain
Si l’utilisation
d’hologrammes d’artistes décédés bouscule les certitudes, elle révèle aussi un
vide juridique inquiétant. Entre les cadres légaux existants et les enjeux
économiques qu’ils représentent, ces créations numériques soulèvent des questions
fondamentales sur la protection des artistes, leur mémoire et l’éthique dans
l’innovation.
Au-delà des problématiques
immédiates liées aux ayants droit, la pratique des hologrammes met en lumière
une vérité plus vaste : le droit, conçu pour des œuvres tangibles et des
contrats traditionnels, peine à s’adapter à l’émergence de ces technologies hybrides.
Pierre Lautier est catégorique :
«
Nous sommes face à une technologie qui brouille les frontières habituelles
entre œuvre, image et exploitation commerciale. »
L’éclatement des cadres
juridiques traditionnels
Dans un système juridique
encore largement fondé sur les notions de propriété tangible, les hologrammes
révèlent des limites inattendues. D’un côté, l’œuvre de l’artiste – sa musique,
ses paroles – demeure protégée par le droit d’auteur. Mais l’image, l’apparence
physique de l’artiste, tombe dans une zone grise. En France, le droit à l’image
s’éteint avec le décès, laissant ainsi aux ayants droit la responsabilité de
gérer l’exploitation de cette image.
Maître Lautier explique : « La difficulté est que les hologrammes ne
sont pas uniquement des reproductions passives. Ils s’inscrivent dans une
dynamique nouvelle, où l’artiste semble produire une œuvre posthume.
Juridiquement, cela complique les choses, car le droit ne prévoit pas encore ce
type de création. »
Aux États-Unis, la situation
est différente, mais non moins complexe. Le droit à l’image est reconnu comme
un droit patrimonial dans certains États, notamment
en Californie, où une législation spécifique protège l’image des célébrités
après leur décès. Cependant, cette protection varie d’un État à l’autre,
rendant les litiges particulièrement épineux. Les hologrammes créent des
situations transfrontalières inédites. Ce qui est légal en Californie peut ne
pas l’être en Europe. Cela oblige les producteurs à naviguer dans des eaux
juridiques imprévisibles.
Une exploitation commerciale
qui interroge
Les cas récents
d’hologrammes, de Whitney Houston à Michael
Jackson, montrent que ces projets sont souvent motivés par des intérêts
financiers. La puissance évocatrice de ces apparitions garantit un succès
commercial presque certain, mais cette rentabilité suscite des critiques. Pour
beaucoup, ces performances ne sont pas des hommages, mais des opérations de
marchandisation de la mémoire. Maître Lautier observe : « La frontière entre hommage et exploitation commerciale est floue.
Tant que les ayants
droit approuvent les projets, il est difficile de parler d’abus, mais cela ne signifie pas pour autant que l’intention
soit respectueuse. »
Vers une nécessaire évolution
du droit
À l’échelle européenne,
l’harmonisation des droits apparaît comme une priorité. Aujourd’hui, chaque
pays dispose de ses propres règles en matière de droits posthumes, ce qui complique
encore davantage les projets transnationaux. Une initiative commune pourrait
inclure des lignes directrices claires sur les usages numériques de l’image des
artistes décédés, inspirées des modèles les plus protecteurs.
Si les hologrammes incarnent
une révolution technologique, ils révèlent aussi une tension fondamentale entre
innovation et éthique. Cette technologie, utilisée avec discernement, pourrait
servir à magnifier l’héritage des artistes, à offrir une nouvelle manière de
vivre la musique et à toucher des générations qui n’ont jamais connu ces
légendes vivantes. Mais lorsqu’elle est réduite à un outil commercial, elle
risque d’éroder la mémoire qu’elle prétend préserver.
Le public, malgré son
émerveillement initial, commence à interroger la légitimité de ces
performances. À quoi assiste-t-on réellement lorsqu’on regarde un hologramme ?
À une célébration ou à une dénaturation ? Ces questions, encore peu posées par
les juridictions, gagneront en importance au fur et à mesure que cette
technologie se répandra.
Pour maître Lautier, la clé
réside dans l’équilibre : « L’innovation
doit s’accompagner d’un cadre juridique et éthique clair. Ce n’est pas un frein
au progrès, mais une manière de s’assurer que cette avancée respecte les
valeurs fondamentales de notre société. »
Une mémoire fragile, un cadre
à construire