SÉRIE
« INDUSTRIE DE LA MUSIQUE » (5/8). Le sampling, pratique phare des
musiques modernes, oscille entre créativité et violation des droits. Avec
l'essor de l'intelligence artificielle, le débat se renforce de la liberté artistique
à la protection juridique.
Dans l’univers musical, le
sampling, cet art subtil de prélever des extraits d’œuvres pour les intégrer
dans de nouvelles créations, oscille entre innovation et contentieux. Avec la
montée en puissance de l’intelligence artificielle (IA), qui vient brouiller
encore davantage les frontières, le débat sur la légitimité du sampling connaît
un regain d’intensité. Créativité ou violation des droits ? Une question
complexe, où se croisent liberté artistique, protection des auteurs et
évolutions technologiques.
Une pratique
omniprésente mais litigieuse
Le sampling n’est pas
nouveau. Depuis les années 1980, il constitue un pilier des musiques
électroniques, du hip-hop, et de bien d'autres genres. Toute reprise, même
brève, d’un morceau protégé peut constituer une contrefaçon. « La question est de savoir si la
modification effectuée permet encore d’identifier l’œuvre initiale ou non, explique
Pierre de Oliveira, avocat au barreau de Bordeaux. Le principe fondamental est simple : on ne peut pas utiliser une œuvre
sans l’autorisation de son auteur. » Lorsqu’une nouvelle création s’appuie
sur une œuvre préexistante pour en former une autre, on parle d’œuvre
composite. Dans ce cadre, l’auteur de la première œuvre doit impérativement
donner son accord pour que l’œuvre dérivée puisse voir le jour.
Claire Prugnier, avocate
spécialisée en droit de la musique, a dû défendre, à de nombreuses reprises, ce
type de cas : « Je travaille avec des DJs
et producteurs depuis des années, et je leur répète toujours : ne faites pas de
sampling sans autorisation. À défaut d’accord, ils risquent de devoir
indemniser les ayants droit en versant une large part des revenus tirés de l’exploitation
du titre comprenant le sample ».
L’affaire Kraftwerk :
une jurisprudence fondatrice
Le cadre juridique européen a
été largement influencé par l’affaire
Kraftwerk contre Pelham, jugée par la cour de justice de l’Union
européenne (CJUE) le 29 juillet 2019. Dans cette affaire, le groupe allemand
Kraftwerk reprochait à un producteur d’avoir utilisé un extrait de deux
secondes de son titre Metall auf Metall.
La CJUE a statué que même un fragment très court d’une œuvre sonore peut
constituer une violation des droits si ce fragment est reconnaissable.
Cependant, elle a laissé une porte ouverte en déclarant que des extraits «
transformés » de manière à être méconnaissables ne tombent pas sous cette
qualification.
En France, une
décision de la Cour de cassation du 8 février 2023
rappelle le rôle souverain des juges dans l’évaluation de ces cas. C’est leur
pouvoir discrétionnaire qui détermine si une contrefaçon a eu lieu ou non, en
tenant toujours compte de cet équilibre entre création et protection des
droits. Chaque affaire est ainsi scrutée individuellement, ce qui laisse une
place importante à la subjectivité.
« Les
juges sont souvent amenés à trancher ces affaires en se fondant sur des
rapports d’expertise complexes, mais il y a toujours une part de subjectivité,
surtout lorsqu’il s’agit de musiques contemporaines ou électroniques, » confie
Maître Prugnier.
Équilibre entre
liberté de création et protection des auteurs
Les tribunaux tentent
d’équilibrer deux impératifs : la défense des droits de propriété
intellectuelle et la liberté de création. «
Lorsqu’une décision doit être rendue, les juges sont amenés à évaluer si le
consommateur d’attention moyenne identifie ou non la reprise d’un sample. Si ce
n’est pas le cas, alors il pourra être jugé qu’il n’y a pas de contrefaçon
caractérisée », poursuit l’avocate.
Mais même lorsque la justice
tranche, les procédures restent coûteuses et éprouvantes. « Aux États-Unis, c’est encore plus vrai », raconte-t-elle, citant
l’exemple d’un client qui a dû débourser plus d’un million de dollars en frais
juridiques. « Je dis souvent qu’il vaut
parfois mieux une mauvaise transaction qu’un bon procès. C’est frustrant, mais
c’est une réalité. Même si le client est convaincu de ne pas s’être inspiré
d’une œuvre préexistante, mon rôle est de lui expliquer les risques financiers
et émotionnels d’une procédure judiciaire. Une procédure en contrefaçon, c’est
long, coûteux, et surtout très éprouvant. »
Plutôt que d’aller en
justice, les litiges liés au sampling sont donc fréquemment réglés à l’amiable.
« La sanction pour contrefaçon est une
possibilité, mais généralement, cela se traduit par une indemnisation
financière ou, parfois, par l’arrêt de l’exploitation de l’œuvre dérivée, précise
Maître de Oliveira. Dans certains cas, un
accord peut être trouvé pour permettre la poursuite de l’exploitation en
contrepartie d’une rémunération. Cependant, il arrive qu’un auteur refuse
catégoriquement toute exploitation s’il considère que cela porte atteinte à
l’intégrité de son œuvre. Dans ce cas, il peut demander l’arrêt total de la
diffusion. »
Un montant forfaitaire ou une
rémunération proportionnelle permet ainsi de calmer les tensions. Cependant,
cette flexibilité favorise les grandes entreprises, mieux armées financièrement
pour défendre leurs œuvres, au détriment des petits artistes. De plus, comme le
rappelle Claire Prugnier,
« les
artistes passent des journées à chercher l’inspiration en ligne, souvent sans
se rendre compte qu’ils reproduisent des motifs musicaux existants ». Ce
phénomène, connu sous le nom de cryptomnésie, alimente involontairement les
conflits.
L’intelligence
artificielle, un nouvel acteur perturbateur
Et à l’heure où
l’intelligence artificielle se généralise, de nouvelles problématiques
émergent. Les œuvres générées par des IA s’appuient sur des bases de données
généralement alimentées par des contenus, ce qui complexifie encore les
questions de droit. « L’IA crée des
œuvres composites en se basant sur des contenus existants, ce qui peut être
qualifié de contrefaçon. Mais tout dépendra des preuves et de la manière dont
les tribunaux interpréteront ces situations », analyse Pierre de Oliveira.
À ce jour, une
œuvre produite par une IA n’est pas protégeable,
faute de pouvoir démontrer l’expression de la personnalité humaine, un critère
clé du droit d’auteur. Pourtant, certains avancent que l’algorithme lui-même
pourrait refléter la personnalité de son créateur. Une hypothèse séduisante,
mais qui reste difficile à prouver.
Vers une évolution
législative ?
Faut-il encadrer davantage le
sampling et l’utilisation de l’IA ? Les experts restent partagés. Une réglementation
plus stricte pourrait limiter la créativité, tandis qu’un laxisme excessif
risquerait de priver les auteurs de leurs revenus. En France, le droit en
vigueur, aligné sur les directives européennes, semble offrir un compromis.
Mais pour les petits
créateurs, la défense de leurs droits reste un parcours semé d’embûches.
«
Même si les droits des créateurs sont protégés, encore faut-il avoir les moyens
de les faire valoir », conclut maître Prugnier.
Le débat autour du sampling
et des nouvelles technologies soulève une question plus large : comment
concilier l’innovation artistique avec la protection des créateurs ? À mesure
que les outils numériques repoussent les limites de la création, le droit devra
s’adapter pour garantir un équilibre entre les différents intérêts en jeu.
Pour l’instant, la musique
continue de naviguer entre ces deux pôles, à l’image d’une partition où chaque
note porte en elle une part d’histoire, de mémoire et de transformation.
Hugo
Bouqueau