DROIT

Sampling musical : créativité ou violation des droits ?

Sampling musical : créativité ou violation des droits ?
Publié le 09/02/2025 à 11:00

SÉRIE « INDUSTRIE DE LA MUSIQUE » (5/8). Le sampling, pratique phare des musiques modernes, oscille entre créativité et violation des droits. Avec l'essor de l'intelligence artificielle, le débat se renforce de la liberté artistique à la protection juridique.

Cette série de huit articles dresse un panorama des pratiques actuelles des acteurs de l’industrie de la musique qui épousent les dernières technologies :

• Droits d’auteur à l’ère du streaming : quelle répartition des revenus ? ;
• L’intelligence artificielle dans la musique : quand la créativité humaine défie les machines ;
• NFT et droits musicaux : une nouvelle forme de propriété ? ;
• Clauses contractuelles : les rouages de l’industrie musicale au prisme des jeunes talents ;
Sampling musical : créativité ou violation des droits ? ;
• Le futur des concerts dans le métavers : opportunité ou chaos juridique ? ;
• Hologrammes d'artistes décédés : la collision entre droit, mémoire et technologie ;
• Contrats musicaux : la révolution des artistes indépendants.

Dans l’univers musical, le sampling, cet art subtil de prélever des extraits d’œuvres pour les intégrer dans de nouvelles créations, oscille entre innovation et contentieux. Avec la montée en puissance de l’intelligence artificielle (IA), qui vient brouiller encore davantage les frontières, le débat sur la légitimité du sampling connaît un regain d’intensité. Créativité ou violation des droits ? Une question complexe, où se croisent liberté artistique, protection des auteurs et évolutions technologiques.

Une pratique omniprésente mais litigieuse

Le sampling n’est pas nouveau. Depuis les années 1980, il constitue un pilier des musiques électroniques, du hip-hop, et de bien d'autres genres. Toute reprise, même brève, d’un morceau protégé peut constituer une contrefaçon. « La question est de savoir si la modification effectuée permet encore d’identifier l’œuvre initiale ou non, explique Pierre de Oliveira, avocat au barreau de Bordeaux. Le principe fondamental est simple : on ne peut pas utiliser une œuvre sans l’autorisation de son auteur. » Lorsqu’une nouvelle création s’appuie sur une œuvre préexistante pour en former une autre, on parle d’œuvre composite. Dans ce cadre, l’auteur de la première œuvre doit impérativement donner son accord pour que l’œuvre dérivée puisse voir le jour.

Claire Prugnier, avocate spécialisée en droit de la musique, a dû défendre, à de nombreuses reprises, ce type de cas : « Je travaille avec des DJs et producteurs depuis des années, et je leur répète toujours : ne faites pas de sampling sans autorisation. À défaut d’accord, ils risquent de devoir indemniser les ayants droit en versant une large part des revenus tirés de l’exploitation du titre comprenant le sample ».

L’affaire Kraftwerk : une jurisprudence fondatrice

Le cadre juridique européen a été largement influencé par l’affaire Kraftwerk contre Pelham, jugée par la cour de justice de l’Union européenne (CJUE) le 29 juillet 2019. Dans cette affaire, le groupe allemand Kraftwerk reprochait à un producteur d’avoir utilisé un extrait de deux secondes de son titre Metall auf Metall. La CJUE a statué que même un fragment très court d’une œuvre sonore peut constituer une violation des droits si ce fragment est reconnaissable. Cependant, elle a laissé une porte ouverte en déclarant que des extraits « transformés » de manière à être méconnaissables ne tombent pas sous cette qualification.

En France, une décision de la Cour de cassation du 8 février 2023 rappelle le rôle souverain des juges dans l’évaluation de ces cas. C’est leur pouvoir discrétionnaire qui détermine si une contrefaçon a eu lieu ou non, en tenant toujours compte de cet équilibre entre création et protection des droits. Chaque affaire est ainsi scrutée individuellement, ce qui laisse une place importante à la subjectivité.

« Les juges sont souvent amenés à trancher ces affaires en se fondant sur des rapports d’expertise complexes, mais il y a toujours une part de subjectivité, surtout lorsqu’il s’agit de musiques contemporaines ou électroniques, » confie Maître Prugnier.

Équilibre entre liberté de création et protection des auteurs

Les tribunaux tentent d’équilibrer deux impératifs : la défense des droits de propriété intellectuelle et la liberté de création. « Lorsqu’une décision doit être rendue, les juges sont amenés à évaluer si le consommateur d’attention moyenne identifie ou non la reprise d’un sample. Si ce n’est pas le cas, alors il pourra être jugé qu’il n’y a pas de contrefaçon caractérisée », poursuit l’avocate.

Mais même lorsque la justice tranche, les procédures restent coûteuses et éprouvantes. « Aux États-Unis, c’est encore plus vrai », raconte-t-elle, citant l’exemple d’un client qui a dû débourser plus d’un million de dollars en frais juridiques. « Je dis souvent qu’il vaut parfois mieux une mauvaise transaction qu’un bon procès. C’est frustrant, mais c’est une réalité. Même si le client est convaincu de ne pas s’être inspiré d’une œuvre préexistante, mon rôle est de lui expliquer les risques financiers et émotionnels d’une procédure judiciaire. Une procédure en contrefaçon, c’est long, coûteux, et surtout très éprouvant. »

Plutôt que d’aller en justice, les litiges liés au sampling sont donc fréquemment réglés à l’amiable. « La sanction pour contrefaçon est une possibilité, mais généralement, cela se traduit par une indemnisation financière ou, parfois, par l’arrêt de l’exploitation de l’œuvre dérivée, précise Maître de Oliveira. Dans certains cas, un accord peut être trouvé pour permettre la poursuite de l’exploitation en contrepartie d’une rémunération. Cependant, il arrive qu’un auteur refuse catégoriquement toute exploitation s’il considère que cela porte atteinte à l’intégrité de son œuvre. Dans ce cas, il peut demander l’arrêt total de la diffusion. »

Un montant forfaitaire ou une rémunération proportionnelle permet ainsi de calmer les tensions. Cependant, cette flexibilité favorise les grandes entreprises, mieux armées financièrement pour défendre leurs œuvres, au détriment des petits artistes. De plus, comme le rappelle Claire Prugnier,

« les artistes passent des journées à chercher l’inspiration en ligne, souvent sans se rendre compte qu’ils reproduisent des motifs musicaux existants ». Ce phénomène, connu sous le nom de cryptomnésie, alimente involontairement les conflits.

L’intelligence artificielle, un nouvel acteur perturbateur

Et à l’heure où l’intelligence artificielle se généralise, de nouvelles problématiques émergent. Les œuvres générées par des IA s’appuient sur des bases de données généralement alimentées par des contenus, ce qui complexifie encore les questions de droit. « L’IA crée des œuvres composites en se basant sur des contenus existants, ce qui peut être qualifié de contrefaçon. Mais tout dépendra des preuves et de la manière dont les tribunaux interpréteront ces situations », analyse Pierre de Oliveira.

À ce jour, une œuvre produite par une IA n’est pas protégeable, faute de pouvoir démontrer l’expression de la personnalité humaine, un critère clé du droit d’auteur. Pourtant, certains avancent que l’algorithme lui-même pourrait refléter la personnalité de son créateur. Une hypothèse séduisante, mais qui reste difficile à prouver.

Vers une évolution législative ?

Faut-il encadrer davantage le sampling et l’utilisation de l’IA ? Les experts restent partagés. Une réglementation plus stricte pourrait limiter la créativité, tandis qu’un laxisme excessif risquerait de priver les auteurs de leurs revenus. En France, le droit en vigueur, aligné sur les directives européennes, semble offrir un compromis.

Mais pour les petits créateurs, la défense de leurs droits reste un parcours semé d’embûches.

« Même si les droits des créateurs sont protégés, encore faut-il avoir les moyens de les faire valoir », conclut maître Prugnier.

Le débat autour du sampling et des nouvelles technologies soulève une question plus large : comment concilier l’innovation artistique avec la protection des créateurs ? À mesure que les outils numériques repoussent les limites de la création, le droit devra s’adapter pour garantir un équilibre entre les différents intérêts en jeu.

Pour l’instant, la musique continue de naviguer entre ces deux pôles, à l’image d’une partition où chaque note porte en elle une part d’histoire, de mémoire et de transformation.

Hugo Bouqueau

 


0 commentaire
Poster

Nos derniers articles