INTERVIEW. L’artiste et illustrateur Sergio
Aquindo couvre le procès Le Scouarnec, actuellement jugé à la cour criminelle
du Morbihan. Entre liberté artistique et devoir d’information,
il raconte sa vision du métier de dessinateur judiciaire.
JSS : Comment en êtes-vous venu à
couvrir des audiences judiciaires ?
Sergio Aquindo : Je
suis originaire d’Argentine, où je travaillais déjà comme dessinateur de
presse. C’était pour moi le moyen de faire du dessin, mon moyen d’expression,
tout en publiant. Je gagnais ma vie, en étant engagé dans quelque chose de plus
personnel.
La rédaction du
Monde m’a contacté en 2020 pour couvrir le procès de Charlie Hebdo. Je connaissais bien l’un de ses
dessinateurs, donc je ne me sentais pas de taille à l’affronter, à remuer tout
cela. Je reconnais aussi que j’étais circonspect quant à l’idée du dessin
judiciaire, je n’étais pas sûr d’avoir le profil et ce que je voyais ne
m’emballait pas vraiment. Le journal m’a recontacté pour le procès du Bataclan.
J’ai longuement réfléchi, il fallait
avant tout que je sois capable d’adapter mon dessin pour une chronique
judiciaire. Je savais que j’aurais moins de temps que dans mon travail
habituel, qui suit une trame et qui est plus rattaché aux idées qu’à la réalité.
C’est pour cette raison que je leur ai
proposé d’accompagner un autre dessinateur de leur équipe au procès, comme si
j’étais en stage. Pour prendre le pouls sur place. J’ai passé une dizaine de
jours comme ça, à travailler sans publier. Après, je me suis lancé. C’est
quelque chose qui est venu à moi, je ne m’y attendais pas.
JSS : Comment avez-vous vécu vos
premiers moments dans la salle d’audience du procès des attentats de novembre
2015 ?
S.A. : Le
premier témoignage auquel j’ai assisté était celui d’un jeune Chilien rescapé
des attentats. Je me suis identifié à lui tout de suite. Ce qui, dans le fond,
a été le cas avec toutes les victimes.
Au sein de la salle d’audience, il faut
savoir trouver sa place. Dans ce procès, il avait beaucoup de dessinateurs
présents, certains venus de l’étranger. Ils bougeaient en permanence, j’avais
l’impression qu’ils en faisaient des caisses. Au début, j’étais assis au milieu
du public. Mais j’ai compris, plus tard, qu’on était obligé de changer de point
de vue. On essaie de le faire sans bruit.
J’ai senti aussi que la charge
émotionnelle forte à laquelle nous étions confrontés nous obligeait à instaurer
une distance avec les témoignages. Surtout quand les gens ont perdu des
proches. C’est vraiment très dur, il faut réussir à ne pas se laisser aspirer.
J’ai remarqué à ce titre que les journalistes judiciaires étaient très
endurcis.

Réaliser des croquis d'audience (ici pour le procès des attentats de 2015) a demandé « une phase d'adaptation » à Sergio Aquindo
L’autre différence à laquelle j’ai dû
m’habituer, c’est que j’avais l’habitude de travailler seul chez moi, en
écoutant de la musique. Pendant un procès, on est entouré de plein de monde,
des autres dessinateurs, des journalistes, des victimes… Ce qui nécessite
forcément une phase d’adaptation.
Petit à petit, j’ai commencé à y prendre
goût : dessiner toute la journée, changer de technique en cours de route… Et
puis, c’est tout de même passionnant de vivre l’enquête de l’intérieur. La
partie politique est tout aussi intéressante, je me souviens très bien de
l’intervention de François Hollande.
JSS : Combien de temps avez-vous
pour réaliser un croquis pendant un procès ? Retouchez-vous vos dessins après
coup ?
S.A. : Le
temps de croquis est plutôt dicté par le témoignage. Ce qui change beaucoup des
dessins de presse que j’ai l’habitude de livrer. Habituellement, on me soumet
un texte et je dois trouver une idée pour le synthétiser. Au tribunal, on
essaie de travailler aussi vite que l’on peut, en prenant moins en compte nos
aspirations personnelles.
Evidemment, on peut continuer les dessins
à la pause, mais moi j’essaie d’avoir le plus de matière possible sur le moment
et d’éviter les retouches chez moi. Les journées d’audience sont assez longues,
notamment pendant la phase des enquêtes. Pour le procès du Bataclan, il nous
arrivait souvent de terminer à 22h. Chez moi, j’ajoutais parfois un peu de
couleur, je retravaillais éventuellement les contrastes, mais pas plus. La
plupart du temps, je rentrais et je scannais.
JSS : Comment vous préparez-vous
avant une audience ? Faites-vous des recherches sur l’affaire
?
S.A. : Pour
le procès du Bataclan, je pense que j’avais tellement lu d’articles sur le
sujet à l’époque que j'étais déjà à
peu près au courant de ses rouages. Les journées de « stage » m’ont aussi permis d’intégrer
quelques informations.
Pour l’affaire Joël Le Scouarnec que je
couvre actuellement, je connaissais vaguement l’affaire car j’avais déjà
illustré une page pour Florence Aubenas il y a quelques années. Puis, avant que
le procès ne débute, j’ai fait des recherches en amont sur son visage, sur son
personnage. Pour m’habituer déjà à ses traits et ne pas arriver complètement
vierge. J’ai aussi fait du dessin d’après modèle vivant. Cela me permet de me
mettre en marche, d’être un peu échauffé.
JSS : Comment trouvez-vous
l’équilibre entre fidélité aux faits et interprétation artistique ?
S.A. : C’est
tout l’enjeu de ce métier ! Dans le dessin de presse, je peux inventer ce que
je veux, je reste très libre. Dans le dessin judiciaire, l’objectif est
d’informer. On doit rendre compte de la réalité des personnes qui défilent à la
barre. C’est ce qui m’a freiné au début, en envisageant cette spécialité.
J’avais la sensation qu’il n’y avait pas de recherche esthétique. Si la chemise
était rouge, il fallait mettre du rouge, et puis voilà. Moi, j’avais envie de
trouver un trait un peu léger, sans forcément penser au détail de la couleur de
la chemise.
Mon point de départ, c’était donc
d’atteindre un style que l’on reconnaîtrait tout de suite. Je suis parti sur un
dessin léger, entre croquis et gravure, qui donnerait un peu le ton général de
mon travail. Après, j’ai adapté en fonction des audiences. Certains dessins
sont plus chargés, plus sombres que d’autres. Le liberté artistique est donc
réduite dans la chronique judiciaire. Elle passe par cette ambition d’informer
les autres, sans forcément restituer tous les détails.
JSS : Comment captez-vous les
émotions, les postures, les non-dits d’un procès
dans un simple croquis ?
S.A. : C’est
assez compliqué. Ce n’est pas quelque chose que l’on décide ou que l’on
planifie. J’aime bien travailler sur les postures des gens. J’avais notamment
dessiné pas mal de mains, par exemple. Ces illustrations n’ont
pas été publiées, mais je les aimais bien.

Sergio Aquindo dit bien aimer travailler sur « les postures des gens » qu'il a face à lui*
Les personnes qui parlent à la barre
n’ont pas l’habitude de le faire, hormis les avocats. Elles sont très
stressées, très nerveuses. Elles ont du
mal à regarder les victimes et la cour. Si elles ont une feuille à la main,
elles la tripotent. Je fais également attention à la posture du visage, au port
de tête, à la gestuelle. C’est à travers ce genre de détail que j’essaie de
retranscrire leur attitude. Comment font-elles pour faire face à cette épreuve,
à cette obligation de parler ?
Les silences sont les plus difficiles à
transcrire. Parce qu’on sent l’émotion qui déborde. On n’a pas vraiment moyen
de rendre compte de ces moments, c’est vraiment complexe.
JSS : Vous avez couvert la semaine
dernière le procès Le Scouarnec en même temps que Florence Aubenas. Avez-vous
des interactions avec le/la journaliste de votre rédaction dans la salle
d’audience ?
S.A. : Pas
forcément dans la salle d'audience, plutôt à la pause, pendant laquelle on se
croise souvent. On en profite pour discuter un peu des témoignages qu’on a
entendus. A la fin de la journée, on mange ensemble pour faire le bilan, on se
met d’accord sur les points les plus intéressants. Je lui montre parfois mes
dessins, il peut nous arriver de les choisir ensemble. Ensuite, on les envoie
aux chefs de la rédaction.
La question qui se pose aussi, c’est
l’intérêt ou non de dessiner tel aspect du procès. Je prends l’exemple d’un
dessin qui est paru [il y a quelques jours]. Florence m’avait parlé en amont
d’un papier qu’elle comptait écrire sur les dernières phases de Joël Le
Scouarnec dans sa maison à Jonzac. Il était complètement abandonné à lui-même.
Nous avons entendu tous les détails sordides de sa vie et de son quotidien,
c’était vraiment horrible.
« Ce qui compte vraiment, c’est qu’on
propose quelque chose de plus que simplement de l’information »
Je me suis interrogé sur ce que l’on
pouvait retenir de tout cela, à travers le dessin. D’autant plus que nous
n’avons pas vu d’images. Au début, il était question de projeter les photos et
vidéos qui ont été extraites de son ordinateur. Le type s’est photographié et
filmé en permanence.
Les juges ont finalement changé d’avis,
les extraits n’ont pas été diffusés. Dans ce contexte, j’ai décidé de choisir
un portrait que j’avais réalisé de lui, regard baissé, tête baissée. J’ai pensé
que cela pouvait mieux représenter l’énigme qu’est cette personne et la
véritable déchéance qu’il a connue. Il arrive un moment où l’histoire et le
parcours deviennent incompréhensibles.
JSS : Quel est, selon vous, l’intérêt du dessin judiciaire à l’heure
des caméras et des smartphones ?
S.A. : Pour
l’instant, en tout cas en France, les caméras sont toujours interdites dans les
procès (1).
Mais c’est une question que je me suis posée, effectivement. Notamment quand
j’ai visionné les documentaires récents sur le procès de Maurice Papon et celui de Klaus Barbie, qui utilisent
les images filmées qui n’ont pas été montrées à l’époque. Le procès du
Bataclan, lui aussi, a été filmé pour l’histoire. Peut-être que dans 30 ans ou
40 ans, ces vidéos seront vues.
Dans cette réflexion, je m’interroge sur
l’intérêt du dessin. La photo et la vidéo sont une preuve du réel, avec
beaucoup plus d’informations. Est-ce que les dessins nous permettent d’imaginer
? Ils nous confrontent à une certaine forme de fiction, sans l’être vraiment.
Ils nous permettent d’entrevoir quelque chose, qui reste malgré tout à distance
de nous.
Je crois aussi qu’il y a une part de la
personnalité du dessinateur qui passe dans les illustrations. La vidéo, elle,
est impersonnelle, filmée d’une certaine manière, avec un certain cadrage…
C’est plus froid qu’un dessin d’audience. En fait, je crois que la réponse
n’est toujours pas très claire à mes yeux.
JSS : Qu’est-ce qui compte le plus
pour un dessinateur de procès ?
S.A. : Je
m’étais un peu documenté avant de commencer le procès du Bataclan. J’avais
évidemment en tête les productions d’Honoré Daumier (2).
Avant de voir un dessin de procès, on voit avant tout le style Daumier. Je
pense aussi à la patte de Ronald Searle, un dessinateur anglais qui a couvert
le procès Adolf Eichmann. Ses productions sont extrêmement intéressantes :
on retrouve à la fois le procès, à la fois l’esprit de Searle.
Je crois que c’est ce qui compte vraiment
: que l’on propose quelque chose de plus que simplement de l’information.
Laurène
Secondé
*publications tirées du livre Tout va mal (journal d'un dessinateur de presse), aux éditions Rackham
(1) A quelques exceptions près, puisque depuis la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire et son décret d’application du 1er avril 2022, les audiences peuvent être filmées pour « un motif d’intérêt public d’ordre pédagogique, informatif, culturel ou scientifique ».
(2) Lithographe, caricaturiste, peintre et sculpteur français du XIXème siècle.