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EMPREINTES D'HISTOIRE. Comment punir un juge injuste ?... ou le terrible jugement de Cambyse

EMPREINTES D'HISTOIRE. Comment punir un juge injuste ?... ou le terrible jugement de Cambyse
Détail du diptyque "le jugement de Cambyse" de Gérard David (1498), Bruges. (c) Étienne Madranges
Publié le 07/07/2024 à 07:00

Notre chroniqueur, qui a précédemment évoqué dans nos colonnes le supplice de l’estrapade**, nous emmène cette semaine à Bruges (Belgique) afin d’étudier le tableau de Gérard David qui met en scène le jugement rendu par Cambyse contre un magistrat dévoyé. Il fait découper sa peau en lambeaux et oblige ensuite le fils du supplicié à exercer la même fonction judiciaire que son géniteur, assis sur… la peau de son père. Un exemple de sanction dissuasive comme on en voit rarement !

En 1725, Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède, plus connu sous son nom de Montesquieu, président à mortier au Parlement de Bordeaux, assure le discours de rentrée judiciaire de la Saint Martin et commence ainsi son discours solennel : « Que celui d’entre nous qui aura rendu les lois esclaves de l’iniquité de ses jugements périsse sur l’heure ! Qu’il trouve en tout lieu la présence d’un Dieu vengeur, et les puissances célestes irritées ! Qu’un feu sorte de dessous terre et dévore sa maison ! Que sa postérité soit à jamais humiliée ! Qu’il cherche son pain et ne le trouve pas ! Qu’il soit un exemple affreux de la justice du ciel, comme il en a été un de l’injustice de la terre ! ».


Montesquieu, ici dans son habit parlementaire de président à mortier, préparait ses discours dans son château de La Brède (Gironde). © Étienne Madranges

Trente ans plus tôt, Cardin Le Bret, avocat général à la Cour des Aydes puis au Parlement de Paris avant de devenir Conseiller d’État (doyen des Conseillers d’État, il mourra en fonctions à l’âge de 97 ans…) avait écrit dans son « Traité de la souveraineté » : « de toutes les fautes qu’on peut imputer à un juge, la plus noire et la plus infâme, c’est lorsqu’il se laisse corrompre par argent, déshonorant par son avarice la plus noble, la plus sainte et la plus nécessaire profession qui soit parmi les hommes ».

Si l’intention affichée d’en appeler à la probité est louable, force est de constater que les cas de corruption sont assez rares sous l’Ancien Régime, ou en tout cas rarement poursuivis. Le Parlement de Paris, en particulier, n’avait pas pour habitude de juger les juges. On connaît le sort du magistrat Guillaume Poyet***, Chancelier auteur de l’ordonnance de Villers-Cotterêts sur l’emploi de la langue française dans les actes administratifs, emprisonné en 1542 pour détournements, puis condamné à forte amende. On cite le cas d’un procès intenté en 1582 au conseiller au Parlement Jean Poile, condamné pour diverses concussions au bannissement. Les malversations existent…. Elles sont rarement punies au temps des rois.

Pourtant, le magistrat Bernard de La Roche Flavin, président à la chambre des requêtes du Parlement de Toulouse ne cesse de haranguer ses collègues pour les inciter à l’honnêteté. Dans son ouvrage « Treize livres des parlements » qu’il publie en 1617, il déroule une litanie de conseils, devoirs, interdictions : le magistrat doit montrer l’exemple de la piété et de la dévotion, il ne doit pas mentir ni faire preuve d’amitié, il ne doit pas manger avec les parties au procès, il ne doit pas colorer ses cheveux ni être parfumé, il doit avoir des habits décents, ignorer toute haine et colère, ne pas avoir un rire immodéré. Les fautes ne sauraient lui être tolérées : « Le magistrat vénal ou concussionnaire est comme une pourriture qui infecte tout l’air alentour ». Paradoxalement, c’est La Roche Flavin qui sera condamné par une suspension et une amende !

Hérodote et le juge prévaricateur

Montesquieu connaissait les principes énoncés par Cardin Le Bret. Il avait lu Hérodote et, dans leur traduction en latin, ses « Historia ». Hérodote, historien et géographe grec mort au Ve siècle avant notre ère, que Cicéron surnommait « le Père de l’Histoire », a réalisé des enquêtes approfondies sur les guerres et les belligérants de son époque.

Dans le chapitre XXV du cinquième livre de l’Histoire d’Hérodote est décrite l’anecdote suivante : « Ce discours fini, Darius partit pour Suses avec Histiée, après avoir nommé Artapherne, son oncle, gouverneur de Sardes, et Otanès commandant des côtes maritimes. Celui-ci était fils de Sisamnès, l'un des juges royaux que Cambyse avait fait mourir et écorcher après sa mort, parce qu'il avait reçu de l'argent pour rendre un jugement injuste. On lui avait ensuite découpé la peau par bandes, et l'on en avait couvert le siège où il rendait la justice. Cela fait, Cambyse donna au fils la place du père, lui recommandant d'avoir toujours ce siège présent à l'esprit. ».

Cambyse était un roi de l’empire perse ayant régné au VIe siècle avant notre ère. Grand conquérant, il réussit à soumette l’Egypte en accrochant des chats vivants sur les boucliers de ses soldats. Les Egyptiens, qui vouaient un culte aux chats, avaient hésité à se défendre. Cambyse était ainsi devenu Pharaon d’Egypte.

Quel était donc le crime commis par le juge royal Sisamnès ? Sans doute avait-il acquitté un coupable et condamné un innocent en acceptant les deniers de Juda.

Quand un écorchement inspire les artistes

Au XVe siècle, la cruauté du roi Cambyse commence à inspirer les artistes mais aussi les échevins flamands.

En 1488, les échevins de Bruges et le bourgmestre Willem Houtmaert commandent une série de tableaux afin d’orner l’Hôtel de Ville et en particulier un diptyque destiné au bureau du bourgmestre.

C’est ainsi que leur choix les dirige vers l’un des derniers primitifs flamands de l’école de Bruges (comme Van Eyck et Memling), le peintre Gérard David. Né près de Gouda, Geerart Janzzoon a pris pour patronyme le prénom de son père, David. Il livre en 1498 au nouveau bourgmestre, Jan van Nieuwenhove, un diptyque en bois de chêne, peint à l’huile, représentant le Jugement de Cambyse. Il montre la scène de l’arrestation par le monarque entouré des notables de la ville du juge corrompu Sisamnès revêtu de sa toge rouge judiciaire, en présence de son chien impassible. Il détaille la scène de l’écorchement vif de Sisamnès avec au fond le nouveau juge, fils du précédent, assis sur la peau de son père.


Deux représentations du jugement de Cambyse et de l’écorchement du juge Sisamnès : à gauche le diptyque de Gérard David (huile sur bois, 1498) exposé au musée Groeninge de Bruges (Belgique) avec à gauche l’arrestation du juge Sisamnès et à droite son écorchement (au fond à droite son fils assis sur la peau de son père). © Étienne Madranges ; à droite le vitrail de Dirk Vellert exposé au Rijksmuseum (Pays-Bas). © Rijksmuseum

Lors de l’arrestation, le roi énumère sur ses doigts les griefs reprochés au magistrat prévaricateur. Pendant l’écorchement, on ne voit que peu de sang. Les « opérateurs », au nombre de quatre, effectuent des incisions d’une précision chirurgicale en présence du roi qui surveille le déroulement du supplice qu’il a ordonné.


Détails des œuvres de David et de Gellert. © Étienne Madranges et Rijksmuseum

L’œuvre, qui se veut moralisatrice, est d’un réalisme effrayant. Elle est réalisée à la demande des autorités communales et exposée par les échevins afin de mettre en garde les juges contre toute tentative de corruption.

La cruauté de la sanction royale à l’égard du juge Sisamnès est particulièrement détaillée. Le fait de faire arrêter et juger un juge malhonnête par le monarque lui-même entouré des notables et non par d’autres juges donne sa force à l’autorité municipale bourgeoise et marchande.

Au XVIe siècle, le graveur-vitrailliste Dirk Vellert (il se fera connaître en réalisant les vitraux de la « King’s college Chapel » à Cambridge (Angleterre) réalise à son tour un Jugement de Cambyse avec la scène de l’écorchement et la présence du fils assis devant la peau de son père.

Un fils magistrat condamné malgré lui

Le fils du juge Sisamnès, Otanès, chef militaire, est selon Hérodote nommé d’office magistrat dans la fonction de son père. Pour l’aider à prendre conscience du crime commis par son ascendant, pour bien l’encadrer dans la vertu de sa fonction, Otonès est condamné à son tour… condamné à rendre la justice en siégeant sur un fauteuil habillé de la peau de son père.


Le fils du juge écorché assis sur la peau de son père (détail du tableau de Gérard David exposé à Bruges) © Etienne Madranges ; même scène dans le vitrail de Dirk Vellert où l’on voit le roi montrer du doigt la peau du juge écorché. © Rijksmuseum

Mais il n’est pas certain qu’Otanès ait rendu longtemps la justice sur ce siège sans doute très… inconfortable, puisqu’il fut amené à reprendre l’habit militaire. Hérodote précise en effet au chapitre XXVI du cinquième livre de son « Histoire » : « Cet Otanès, qui avait rendu la justice sur ce tribunal, succéda alors à Mégabyse dans le commandement de l'armée. Il prit Byzance, Chalcédoine, Lamponium, et se rendit maître d'Antandros dans la Troade. Les Lesbiens lui ayant ensuite donné des vaisseaux, il envahit les îles de Lemnos et d'Imbros, qui étaient encore alors toutes deux habitées par des Pélasges ».

Avec un tel châtiment dans de telles scènes peintes, d’une grande force, dans lesquelles aucun protagoniste ne semble manifester la moindre émotion, on peut imaginer que les échevins et les juges de Bruges eurent en permanence pour objectif professionnel une probité à toute épreuve et pour règle de vie une rectitude sans faille.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique 231

* l’auteur remercie vivement le conservateur du musée Groeninge qui lui a facilité la prise des clichés
** voir la chronique 139 dans le JSS 83 du 27/01/2021
*** voir notre chronique 89 dans le JSS 32 du 27 avril 2019


Les 10 empreintes d’histoire précédentes :


Comment punir un juge injuste ? ... ou le terrible jugement de Cambyse ;

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