Notre chroniqueur, qui a
précédemment évoqué dans nos colonnes le supplice de l’estrapade**, nous emmène
cette semaine à Bruges (Belgique) afin d’étudier le tableau de Gérard David qui
met en scène le jugement rendu par Cambyse contre un magistrat dévoyé. Il fait
découper sa peau en lambeaux et oblige ensuite le fils du supplicié à exercer
la même fonction judiciaire que son géniteur, assis sur… la peau de son père.
Un exemple de sanction dissuasive comme on en voit rarement !
En 1725, Charles-Louis de
Secondat, baron de la Brède, plus connu sous son nom de Montesquieu, président
à mortier au Parlement de Bordeaux, assure le discours de rentrée judiciaire de
la Saint Martin et commence ainsi son discours solennel : « Que
celui d’entre nous qui aura rendu les lois esclaves de l’iniquité de ses
jugements périsse sur l’heure ! Qu’il trouve en tout lieu la présence d’un
Dieu vengeur, et les puissances célestes irritées ! Qu’un feu sorte de
dessous terre et dévore sa maison ! Que sa postérité soit à jamais
humiliée ! Qu’il cherche son pain et ne le trouve pas ! Qu’il soit un
exemple affreux de la justice du ciel, comme il en a été un de l’injustice de
la terre ! ».
Montesquieu, ici dans son habit parlementaire de président à mortier, préparait
ses discours dans son château de La Brède (Gironde). © Étienne Madranges
Trente ans plus tôt, Cardin
Le Bret, avocat général à la Cour des Aydes puis au Parlement de Paris avant de
devenir Conseiller d’État (doyen des Conseillers d’État, il mourra en fonctions
à l’âge de 97 ans…) avait écrit dans son « Traité de la souveraineté » :
« de toutes les fautes qu’on peut imputer à un juge, la plus noire et
la plus infâme, c’est lorsqu’il se laisse corrompre par argent, déshonorant par
son avarice la plus noble, la plus sainte et la plus nécessaire profession qui
soit parmi les hommes ».
Si l’intention affichée d’en
appeler à la probité est louable, force est de constater que les cas de
corruption sont assez rares sous l’Ancien Régime, ou en tout cas rarement
poursuivis. Le Parlement de Paris, en particulier, n’avait pas pour habitude de
juger les juges. On connaît le sort du magistrat Guillaume Poyet***, Chancelier
auteur de l’ordonnance de Villers-Cotterêts sur l’emploi de la langue française
dans les actes administratifs, emprisonné en 1542 pour détournements, puis
condamné à forte amende. On cite le cas d’un procès intenté en 1582 au
conseiller au Parlement Jean Poile, condamné pour diverses concussions au
bannissement. Les malversations existent…. Elles sont rarement punies au temps
des rois.
Pourtant, le magistrat
Bernard de La Roche Flavin, président à la chambre des requêtes du Parlement de
Toulouse ne cesse de haranguer ses collègues pour les inciter à l’honnêteté.
Dans son ouvrage « Treize livres des parlements » qu’il publie
en 1617, il déroule une litanie de conseils, devoirs, interdictions : le
magistrat doit montrer l’exemple de la piété et de la dévotion, il ne doit pas
mentir ni faire preuve d’amitié, il ne doit pas manger avec les parties au
procès, il ne doit pas colorer ses cheveux ni être parfumé, il doit avoir des
habits décents, ignorer toute haine et colère, ne pas avoir un rire immodéré.
Les fautes ne sauraient lui être tolérées : « Le magistrat vénal
ou concussionnaire est comme une pourriture qui infecte tout l’air alentour ».
Paradoxalement, c’est La Roche Flavin qui sera condamné par une suspension et
une amende !
Hérodote et le juge
prévaricateur
Montesquieu connaissait les
principes énoncés par Cardin Le Bret. Il avait lu Hérodote et, dans leur
traduction en latin, ses « Historia ». Hérodote, historien et
géographe grec mort au Ve siècle avant notre ère, que Cicéron
surnommait « le Père de l’Histoire », a réalisé des enquêtes
approfondies sur les guerres et les belligérants de son époque.
Dans le chapitre XXV du
cinquième livre de l’Histoire d’Hérodote est décrite l’anecdote suivante :
« Ce discours fini, Darius partit pour Suses avec Histiée, après avoir
nommé Artapherne, son oncle, gouverneur de Sardes, et Otanès commandant des
côtes maritimes. Celui-ci était fils de Sisamnès, l'un des juges royaux que
Cambyse avait fait mourir et écorcher après sa mort, parce qu'il avait reçu de
l'argent pour rendre un jugement injuste. On lui avait ensuite découpé la peau
par bandes, et l'on en avait couvert le siège où il rendait la justice. Cela
fait, Cambyse donna au fils la place du père, lui recommandant d'avoir toujours
ce siège présent à l'esprit. ».
Cambyse était un roi de
l’empire perse ayant régné au VIe siècle avant notre ère. Grand
conquérant, il réussit à soumette l’Egypte en accrochant des chats vivants sur
les boucliers de ses soldats. Les Egyptiens, qui vouaient un culte aux chats,
avaient hésité à se défendre. Cambyse était ainsi devenu Pharaon d’Egypte.
Quel était donc le crime
commis par le juge royal Sisamnès ? Sans doute avait-il acquitté un
coupable et condamné un innocent en acceptant les deniers de Juda.
Quand un écorchement inspire
les artistes
Au XVe siècle, la
cruauté du roi Cambyse commence à inspirer les artistes mais aussi les échevins
flamands.
En 1488, les échevins de
Bruges et le bourgmestre Willem Houtmaert commandent une série de tableaux afin
d’orner l’Hôtel de Ville et en particulier un diptyque destiné au bureau du
bourgmestre.
C’est ainsi que leur choix
les dirige vers l’un des derniers primitifs flamands de l’école de Bruges
(comme Van Eyck et Memling), le peintre Gérard David. Né près de Gouda, Geerart
Janzzoon a pris pour patronyme le prénom de son père, David. Il livre en 1498 au
nouveau bourgmestre, Jan van Nieuwenhove, un diptyque en bois de chêne, peint à
l’huile, représentant le Jugement de Cambyse. Il montre la scène de
l’arrestation par le monarque entouré des notables de la ville du juge corrompu
Sisamnès revêtu de sa toge rouge judiciaire, en présence de son chien
impassible. Il détaille la scène de l’écorchement vif de Sisamnès avec au fond
le nouveau juge, fils du précédent, assis sur la peau de son père.
Deux représentations du jugement de Cambyse et de l’écorchement du juge
Sisamnès : à gauche le diptyque de Gérard David (huile sur bois, 1498)
exposé au musée Groeninge de Bruges (Belgique) avec à gauche l’arrestation du
juge Sisamnès et à droite son écorchement (au fond à droite son fils assis sur
la peau de son père). © Étienne Madranges ; à droite le vitrail de Dirk
Vellert exposé au Rijksmuseum (Pays-Bas). © Rijksmuseum
Lors de l’arrestation, le roi
énumère sur ses doigts les griefs reprochés au magistrat prévaricateur. Pendant
l’écorchement, on ne voit que peu de sang. Les « opérateurs », au
nombre de quatre, effectuent des incisions d’une précision chirurgicale en
présence du roi qui surveille le déroulement du supplice qu’il a ordonné.
Détails des œuvres de David et de Gellert. © Étienne Madranges et Rijksmuseum
L’œuvre, qui se veut
moralisatrice, est d’un réalisme effrayant. Elle est réalisée à la demande des
autorités communales et exposée par les échevins afin de mettre en garde les
juges contre toute tentative de corruption.
La cruauté de la sanction
royale à l’égard du juge Sisamnès est particulièrement détaillée. Le fait de
faire arrêter et juger un juge malhonnête par le monarque lui-même entouré des
notables et non par d’autres juges donne sa force à l’autorité municipale
bourgeoise et marchande.
Au XVIe siècle, le
graveur-vitrailliste Dirk Vellert (il se fera connaître en réalisant les
vitraux de la « King’s college Chapel » à Cambridge (Angleterre)
réalise à son tour un Jugement de Cambyse avec la scène de l’écorchement et la
présence du fils assis devant la peau de son père.
Un fils magistrat condamné
malgré lui
Le fils du juge Sisamnès, Otanès,
chef militaire, est selon Hérodote nommé d’office magistrat dans la fonction de
son père. Pour l’aider à prendre conscience du crime commis par son ascendant,
pour bien l’encadrer dans la vertu de sa fonction, Otonès est condamné à son
tour… condamné à rendre la justice en siégeant sur un fauteuil habillé de la
peau de son père.
Le fils du juge écorché assis sur la peau de son père (détail du tableau de
Gérard David exposé à Bruges) © Etienne Madranges ; même scène dans le
vitrail de Dirk Vellert où l’on voit le roi montrer du doigt la peau du juge
écorché. © Rijksmuseum
Mais il n’est pas certain qu’Otanès ait rendu longtemps la justice
sur ce siège sans doute très… inconfortable, puisqu’il fut amené à reprendre
l’habit militaire. Hérodote précise en effet au chapitre XXVI du cinquième
livre de son « Histoire » : « Cet Otanès, qui avait
rendu la justice sur ce tribunal, succéda alors à Mégabyse dans le commandement
de l'armée. Il prit Byzance, Chalcédoine, Lamponium, et se rendit maître
d'Antandros dans la Troade. Les Lesbiens lui ayant ensuite donné des vaisseaux,
il envahit les îles de Lemnos et d'Imbros, qui étaient encore alors toutes deux
habitées par des Pélasges ».
Avec un tel châtiment dans de
telles scènes peintes, d’une grande force, dans lesquelles aucun protagoniste
ne semble manifester la moindre émotion, on peut imaginer que les échevins et
les juges de Bruges eurent en permanence pour objectif professionnel une
probité à toute épreuve et pour règle de vie une rectitude sans faille.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique 231
* l’auteur remercie vivement
le conservateur du musée Groeninge qui lui a facilité la prise des clichés
**
voir la chronique 139 dans le JSS 83 du 27/01/2021
*** voir notre chronique 89 dans le JSS 32 du 27 avril 2019