Toujours
en cours de rédaction, cette loi européenne qui vise à « assurer une
concurrence équitable » à l’international et à mettre fin à une
fragmentation du marché européen suscite des préoccupations chez de plus
petites entreprises, qui espèrent de la « flexibilité » à
l'heure où certains textes français ne leur sont pas applicables.
A défaut de discuter du
contenu de la nouvelle loi de la Commission européenne sur les activités
spatiales - ou UE Space Law -, les différents acteurs invités par le cabinet De
Gaulle Fleurance, le 16 mai dernier, à s’exprimer sur « les défis d’un
secteur en ébullition », ont fait de la prospective.
En effet, le texte initialement
prévu pour le printemps 2024 a finalement été repoussé et devrait paraître
« au plus tôt avant l’été », d’après les informations que
possède Emmanuel Bourdoncle, chef de projets régulation et durabilité des
activités spatiales à la Direction Générale des Entreprises (DGE). Un report
qui aura toutefois « sonné un réveil général » auprès des États
membres, et en particulier pour ceux qui n’ont pas perçu tout l’enjeu derrière
cette règlementation à venir, lancée il y a de ça un an, pointe le chef de
projets.
Selon lui, la France s’est pour
sa part très vite mobilisée sur le projet. Étant assujettie depuis 2008 à la
loi nationale sur les opérations spatiales (LOS), autrement dit « le
cadre le plus exigeant pour la conduite des activités spatiales »,
précise la responsable des affaires règlementaires, espace et télécommunication
chez Eutelsat, Chehineze Bouafia, l’Hexagone possède déjà une bonne connaissance
des normes et donc de ce qui pourrait être utile pour le futur texte.
Et bien que la LOS soit la
« principale force » de la France dans les discussions sur
l’UE Space Law, elle est aussi une « faiblesse » estime François
Alter, conseiller auprès du président directeur général du Centre national
d’études spatiales (CNES), qui révèle que selon un certain nombre d’États, la
France aurait impulsé cette loi pour faire en sorte que les obligations spatiales
françaises s’appliquent à l’UE. Une supposition que réfute le conseiller, dans
la mesure où les objectifs français ne sont pas les mêmes que les objectifs
européens explique-t-il. « Ça nous a surtout permis de nous mobiliser
sur le sujet dès le début et de faire tache d’huile ensuite auprès des autres États. »
Il faut donc voir cette règlementation
comme un texte qui viendrait cadrer et mettre fin à une fragmentation entre les
27 États membre de l’UE, indique Chehineze Bouafia, car
« tous les acteurs ne jouent pas avec les mêmes règles du jeu, ce qui
crée cet effet de fragmentation ». D’autant que « tous les États
n’ont pas adopté une loi spatiale nationale, et ceux qui en ont une n’ont pas
forcément un cadre qui répond aux mêmes exigences que notre loi française »,
complète la responsable chez Eutelsat.
L’UE Space Law : avantage
ou désavantage compétitif ?
Se fondant en partie sur les
articles 189 et 114 du Traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) qui vient
règlementer le marché intérieur, l’UE Space Law fixe deux objectifs principaux
et deux subsidiaires, selon Emmanuel Bordoncle.
Premier objectif : posséder
un marché unique des activités spatiales au sein de l’UE, l’industrie européenne
faisant face à une concurrence « extrêmement forte » et
rencontrant des problèmes à la fois de financement et de taille de marché.
« On peut alors espérer qu’en passant de 27 marchés fragmentés, dont 11
pays qui ont une loi nationale, à un espace unique, on puisse régler le problème
de levées de fonds » formule le chef de projets DGE. Le second
objectif tient dans l’uniformisation des textes, à l’heure où une concurrence
entre opérateurs européens et non européens pas soumis aux mêmes exigences
techniques s’établit de plus en plus.
« L’enjeu de l’UE Space
Law est donc de faire comme ce qui a été prévu par la Commission européenne sur
le secteur économique et numérique, c’est-à-dire soumettre des opérateurs non
européens aux même exigences techniques dès lors qu’ils interviennent sur le
marché européen », ce qui assurerait une « concurrence
équitable » dans de bonnes conditions, « un instrument essentiel »
pour préserver la compétitivité de nos acteurs, analyse Emmanuel Bourdoncle.
Concernant les objectifs
secondaires, l’UE Space Law compte introduire les premières dispositions sur
l’impact environnemental terrestre des activités spatiales. Un défi « très
important sur lequel se positionnent les industriels notamment » soulève
le chef de projets, et qui viendrait consolider une vision européenne sur la
gestion du trafic spatial, la durabilité des activités etc. L’idée est de
posséder une voix européenne sur ces sujets, et donc « être en mesure,
en tant qu’UE, de peser dans les négociations internationales ». Des
propos corroborés par François Alter, qui atteste d’un vrai besoin d’être sur
un pied d’égalité avec d’autres grandes puissances « qui ne se privent
pas d’avoir leur propre règlementation ».
Toutefois, met en garde Emmanuel
Bourdoncle, « il y aura des parties contraignantes de la Space Law, mais
aussi non contraignantes », par exemple, présume-t-il, un accompagnement
financier pour soutenir des start-up afin de leur permettre d’arriver à
conduire ses processus de contrôle de conformité notamment. Le chef de projets avertit
également quant aux attentes des opérateurs qui seront concernés : « On
peut pas tout attendre de la réglementation européenne, elle ne permettra peut-être
pas à elle seule de protéger les acteurs face à la concurrence internationale. Mais
à l’inverse, sans elle, les acteurs seront de plus en plus menacés et
concurrencés. »
L’UE représente un marché de
plus de 300 millions d’habitants, rappelle par ailleurs Emmanuel Bourdoncle, qui
estime qu’en tant qu’acteur européen spatial installé hors EU, il n’est pas
possible de penser un business plan en faisant l’impasse sur le marché européen.
« Dire, en tant qu’Européens : “si vous voulez accéder à notre
marché il faut respecter les contraintes imposées à nos entreprises”, cela
représente un levier phénoménal, un pied d’égalité de nos acteurs vis-à-vis des
concurrents internationaux » illustre-t-il.
Par ailleurs, si la Commission
européenne ne peut imposer aux opérateurs de satellites non européens cette
règlementation, elle le pourra toutefois indirectement avec les opérateurs européens
qui voudraient recourir à des solutions de lancement hors Europe. Une occasion
de monter que cette solution non européenne est « d’une excellence
technique irréprochable », rétablissant de fait une concurrence équitable
et une compétitivité des opérateurs de satellites et de lancement, pointe le
chef de projets à la DGE.
Quant à savoir si cette loi
pourra rééquilibrer le match entre Space X – l’entreprise du milliardaire Elon
Musk -, son FAI par satellite Starlink et le marché européen, François Alter se
veut rassurant : « Cela permettra d’être dans la discussion. Si l’Europe
n’a pas de règlementation, elle ne peut pas influer sur la règlementation
américaine. C’est une façon de garantir que l’espace reste un bien
commun ».
Règlementation ne veut pas
dire frein à l’innovation
Si l’UE Space Law s’avère
être un avantage compétitif, des craintes de certains États membres ont également
pu émerger vis-à-vis l’innovation.
Mais Emmanuel Bourdoncle le
martèle, « la règlementation n’est pas un frein à l’innovation »,
elle peut au contraire être un guide nécessaire avec les bonnes mises en
application, et va de fait, selon lui, générer l’innovation. Il la voit ainsi comme
un « accélérateur », un « processus d’accompagnement ».
Si constituer un dossier pour demander la réalisation d’une mission peut
prendre un an explique-t-il, « ce n’est pas juste un tampon “oui” ou “non”, il faut tout contrôler, mais cela profite aux
nouveaux acteurs sur le marché et peut leur permettre dès le départ de répondre
à des standards et exigences techniques élevés profitables ».
Chehineze Bouafia abonde :
« La réglementation peut aussi être un élément d’attractivité voire une
opportunité, dans la mesure où elle pose un cadre juridique sécurisé et
sécurisant pour l’entreprise. »
Un argument validé et
illustré par Héloïse Vertadier, associée juridique de la filiale
luxembourgeoise d’ispace Europe. En tant que petit groupe, la start-up, et plus
particulièrement ispace Luxembourg, est soumise à la loi nationale
luxembourgeoise (2017) qui se concentre sur l’utilisation des ressources
spatiales et vient cadrer des missions. La filiale travaille notamment avec
l’agence spatiale européenne (ESA) qui assure la promotion des intérêts
scientifiques dans l’espace, pour autoriser les activités du rover de la
start-up, démontre-t-elle.
De son côté, le conseiller du
CNES prend l’exemple de la LOS et des 140 autorisations produites depuis
2008 : « on est là pour que cette loi ne soit pas une exigence
mais une progression commune de la réglementation ». Des dizaines
d’autorisations sont délivrées chaque année pour ce qui est des satellites, une
activité où le besoin d’être en contact en amont avec les entreprises est prégnant.
« On n’est pas là pour sanctionner mais faire en sorte que très amont
dans le processus, les entreprises souhaitant développer une mission puissent
prendre des exigences de la loi sur la règle spatiale. Avec l’UE Space Law,
c’est exactement la même chose. »
Les plus petites entreprises
espèrent un « juste milieu » au regard des plus grands groupes
Mais cette règlementation qui
vise à encadrer les activités spatiales de toutes les entreprises des 27 États membres
suscite aussi des appréhensions pour les plus petites d’entre elles. L’associée
juridique de la filière luxembourgeoise d’ispace alerte : « Certaines
applications de ce genre de loi ne sont pas nécessairement les mêmes que pour
un très gros acteur. » C’est d’ailleurs déjà une chose que sa filière
expérimente en tant qu’acteur de plus petite taille, avec la loi nationale
luxembourgeoise.
La start-up a en effet pu se
rendre compte dans le cadre de sa seconde mission, qui consistera à envoyer un micro
rover sur la lune en fin d’année pour récupérer des échantillons de ressources
lunaires, que certaines demandes et attentes pour obtenir cette autorisation de
mission ne lui sont pas nécessairement applicables. En outre, « la loi nationale
luxembourgeoise a été écrite de telle façon qu’elle est basée sur les
autorisations des marchés financiers, or nous ne nous qualifions pas pour avoir
ce genre de demande », illustre Héloïse Vertadier.
Non soumise à la LOS
également, ispace comme d’autres petites entreprises attendent donc de la
« flexibilité » et que soit trouvé « un juste milieu ».
Héloïse Vertadier rappelle qu’il y a beaucoup d’innovation et de mouvement au
sein des plus petits groupes. En témoignent les diverses missions menées par la
start-up, avec notamment une tentative d’alunissage en 2023 qui aurait fait d’ispace
la première entreprise privée à réussir l’alunissage de son atterrisseur, la
mission M2 en fin d’année qui transportera le premier rover européen, et la M3
prévue pour 2026-2027. Afin de ne pas « entraver ce genre d’activité »,
l’associée juridique espère donc que la règlementation saura prendre en compte
les spécificités de plus petits opérateurs.
La labélisation des
opérateurs doit « constituer un réel levier pour les acteurs »
Côté grands groupes, la
responsable des affaires règlementaires, espace et télécommunication chez
Eutelsat indique que des choses côté décarbonation sont attendues. En effet, de
nombreux investisseurs des marchés financiers, assureurs etc. sont de plus en plus
attentifs concernant les indicateurs non financiers, révèle Chehineze Bouafia.
« Et bon nombre d’indicateurs de ce type sont en train d’être développés »
assure-t-elle, tels que le combustible de substitution aux énergies fossiles (CSR),
ou les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).
En Angleterre, par exemple, ses
acteurs nationaux peuvent être labelisés et obtiennent en retour des incentives
dans le cadre d’assurances spatiales, autrement dit un ensemble de méthodes
utilisées pour stimuler la motivation des cadres d’une entreprise.
Si la loi spatiale européenne,
dans un de ses volets, propose de développer un système de labélisation des
acteurs européens qui leur permettrait d’être certifiés au même titre qu’un éco
label et de se démarquer, il ne faut pas que cela se traduise par une « simple
étiquette » mais qu’il « constitue un réel levier pour les
acteurs » argue Chehineze Bouafia. Selon elle, il pourrait par exemple
être imaginé un octroi de points bonus en l’évaluation des marchés publics européens.
« Il ne faut vraiment pas que ce soit qu’un joli effet d’annonce, il
faut les incitations qui vont avec », insiste-t-elle.
Emmanuel Bourdoncle imagine de
son côté un système selon lequel les appels d’offres de l’UE seraient réservés
aux opérateurs disposant d’un tel label. Il précise : « la Commission
souhaite construire tout un outil d’accompagnement et de développement des
opérateurs européens à travers la délivrance de ces labels. »
Mais petits et grands
opérateurs s’accordent tous sur un point : que tout acteur non européen souhaitant
intervenir sur le marché européen soit impérativement soumis à l’UE Space Law, « sans
cette condition, je ne vois pas comment elle ne serait pas un fardeau de plus
pour les acteurs français », craint Chehineze Bouafia.
Les contrôles d’application
de l’UE Space Law incomberaient aux États
La question de la mise en
application de la loi auprès des États et des entreprises, une fois entrée en
vigueur, se pose également, car si le CNES est armé pour assurer cette mission
de contrôle en France, en Europe, qui pratiquera les contrôles de conformité
des systèmes spatiaux ? « De ce que l’on sait du projet, l’idée aujourd’hui
est de faire en sorte que ce contrôle reste aux mains des États membres »
révèle Emmanuel Bourdoncle.
Ces États pourront par la
suite s’appuyer sur des agences techniques nationales, à l’instar de l’ESA, laquelle
opère déjà des contrôles de conformité dans certains États qui n’ont pas de ressources
en interne. « Mais a priori, [le contrôle conformité] resterait aux
mains des États » soutient le chef de projets.
François Alter de son côté
apporte un éclairage quant à la manière de faire respecter l’UE Space Law à
tous les acteurs européens, prenant l’exemple du CNES qui s’occupe de vérifier
que les acteurs français soient bien en conformité avec la LOS. Le conseiller
auprès du président directeur général détaille : « Le contrôle
conformité se fait avant que les missions soient dans l’espace. Le vrai sujet c’est
de vérifier que ce qui est envoyé dans l’espace et la manière d’opérer garantissent
un certain nombre d’exigences. »
Ces contrôles permettent en
effet de s’assurer qu’aucun débris ne puisse tomber au moment d’une entrée
atmosphérique ou reste dans un réseau protégé où il y a de l’activité, et « cela
se fait par des calculs, c’est de l’ingénierie dans des dossiers très
techniques » complète-t-il.
Pour l’heure, le texte reste donc
toujours en cours d’élaboration. Suivra une année de négociation et de
procédure au sein du Conseil européen et au Parlement européen, avant une
adoption finale du texte. Pour Emmanuel Boudoncle, il faut encore compter deux
ans entre la date de publication de l’avant-projet de la Commission européenne
et l’entrée en vigueur du texte.
Allison
Vaslin