Accompagnement parental
insuffisant, soupçons de maltraitance tus ou non traités… L’avis de la CNCDH,
publié au Journal Officiel du 20 juillet, met en lumière une série d’insuffisances
dans les sphères judiciaire, sociale et médicale, en partie expliquées par le
manque de moyens à tous les étages. Mais un travail collaboratif des différents
professionnels et instances concernés pourrait pourtant changer la donne, face
à ce fléau encore très mal recensé.
« De très nombreux
passages à l'acte aux conséquences tragiques auraient pu être évités. » Le
constat, implacable, est dressé dans un (long) avis de la Commission nationale
consultative des droits de l'homme (CNCDH) sur les morts violentes d'enfants
dans le cadre familial, deux mois après la parution d’une vaste étude
épidémiologique dans une des revues du journal scientifique The Lancet
sur les facteurs de risque de maltraitance infantile. Publié au JO du 20 juillet
2024, le texte avait été adopté en assemblée
plénière à l'unanimité le 12 décembre 2023. A l’origine de ce dernier, l’alerte
de la députée Francesca Pasquini, membre de la Délégation aux droits de
l’enfant de l’Assemblée nationale, auprès de la Commission, laquelle avait
décidé de s’autosaisir pour réaliser un état des lieux.
Médecins, enseignants,
travailleurs sociaux, enquêteurs, magistrats, avocats… La CNCDH a auditionné
les professionnels de tous les secteurs concernés. Elle a également passé au
crible de nombreux rapports et dispositifs existants. Parmi les observations que
le rapporteur indépendant tire de son enquête, un chiffre dramatique : au moins
un enfant décèderait tous les cinq jours en France à la suite des mauvais
traitements infligés par ses parents ou par un proche. De son côté, en 2022,
l’Organisation mondiale de la santé indiquait que tous les ans, plus de 40 000
enfants de moins de 18 ans sont victimes d’homicides, dus en partie à des
mauvais traitements.
Au fil de son exposé,
l’institution formule 17 recommandations « pour que les morts violentes
d'enfants ne soient plus que des faits divers ». Elle en profite
également pour effectuer un certain nombre de rappels : dans la majorité des
cas, « la survenance de la mort [de l’enfant] n’est que l’étape ultime
d’une longue chaîne de violences à laquelle [il] a été exposé ».
Ainsi, très souvent, « les violences, y compris morales, commencent par
des punitions, considérées comme normales et anodines ». Par ailleurs,
ces morts violentes « s’expliquent rarement par une cause unique et
imprévisible », écrit la Commission, qui met par ailleurs en garde : « Tous
les milieux sociaux-professionnels sont concernés par les maltraitances
commises à l’encontre des enfants. »
Des données « partielles
et cloisonnées »
Au titre des insuffisances
constatées, les données relatives à ces morts violentes jugées « largement
méconnues et insuffisantes », pointe la CNCDH, qui déplore l’absence
de recensement « précis et centralisé ». Si les instances qui
établissent ces données sont relativement nombreuses, elles utilisent toutefois
des sources disparates et ne communiquent que très peu entre elles, peut-on
lire dans l’avis publié au JO. A l’instar des instituts médico-légaux,
qui auraient rarement le réflexe de transmettre les certificats de décès au
Centre d’épidémiologie sur les causes médicales du décès (Cepidc).
Les rédacteurs regrettent une
collecte de données « partielles et cloisonnées », même du
côté du ministère de la Justice, où le logiciel Cassiopée et le casier
judiciaire n’échappent pas à un certain nombre de « lacunes ».
Sans oublier un gros angle mort pour le moins contradictoire : bien que
l’Education nationale soit « le plus gros pourvoyeur d’informations et
de signalements », elle ne recense pas les données relatives à leur
décès, relève la Commission. Au global, les failles observées masqueraient le
nombre réel de morts violentes d’enfants, soulignent-ils.
Les chiffres seraient en
particulier « largement sous-estimés » en raison du nombre de
cas de syndrome du bébé secoué (SBS) qui ne seraient « pas portés à la
connaissance des autorités » ou qui seraient « classés dans
une autre catégorie ». Officiellement, 400 enfants seraient touchés
chaque année, mais pour la CNCDH, il y en aurait beaucoup plus. Les données sur
ce sujet sont rares, néanmoins une étude publiée en août 2022 inquiète le
rapporteur : l’incidence du syndrome aurait doublé en 2021 et sa mortalité
aurait été multipliée par 9 en Île-de-France, au cours des deux premières
années de la pandémie. Pour enrayer le phénomène, la Commission recommande
notamment de renforcer la formation des professionnels de santé à la
particularité du SBS et de créer une catégorie spécifique dans les données
hospitalières.
57 enfants décèdent de mort
violente dans le domaine intra-familial chaque année
Parmi les autres statistiques
disponibles – là encore, « à interpréter avec précaution » –
celles du Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI)
mettent en évidence qu’en moyenne annuelle depuis 2016, 99 enfants ont été
victimes d’homicides et 217 enfants victimes de tentative d’homicide
volontaire. En particulier, 57 enfants sont décédés de mort violente dans le
domaine intra-familial. « C’est au cours de la première année de vie
que les enfants sont les plus exposés aux violences », lit-on : 81 %
des victimes d’homicides au sein de leur famille sont âgées de moins d’un an.
De son côté, la Délégation aux victimes (DAV) rapporte une « forte
corrélation » entre les violences conjugales et celles commises sur
les enfants. En 2022, 12 enfants ont ainsi été tués dans un contexte de
violences conjugales, dont 8 concomitamment à l’homicide d’un parent, et 4
séparément.
Par ailleurs, dans une étude
sur le repérage des signes cliniques de violences faites aux enfants, le Cepidc
estime qu’il y aurait environ 650 enfants par an qui subissent des
maltraitances de façon certaine, et 2 100 enfants dont on soupçonne qu’ils
subissent des maltraitances. De son côté, le Service national d'accueil
téléphonique de l'enfance en danger (SNATED), qui recueille « les
appels d’enfants en danger ou en risque de l’être » a traité en 2021
environ 40 000 situations, parmi lesquelles 22 000 ont fait l’objet
d’une « information préoccupante ». Plus de 7 000 d’entre
elles provenaient directement de mineurs, âgés en moyenne de 10 ans.
Certains passages à l’acte « directement
liés à une grande précarité »
Également dans le viseur du
rapporteur, l’accompagnement des parents, et notamment celui de la mère, « pendant
la période de la grossesse mais aussi en amont de celle-ci », de
nombreux cas de maltraitance étant consécutifs à une grossesse non désirée.
Alors que « certaines femmes rencontrent encore des difficultés à
accéder à la contraception ou même à connaître leurs droits sexuels et
reproductifs », la Commission considère qu’il est « capital de
développer leur suivi dans des centres de santé sexuelle où accéder aux
informations sur les méthodes contraceptives et sur l’avortement ».
En outre, bien que plusieurs
mesures aient été mises en place pour renforcer le suivi des femmes enceintes, « l’objectif
n’est que partiellement atteint, regrettent les rédacteurs. Ainsi, alors
que toute femme enceinte doit déclarer sa grossesse, certaines taisent leur
état ». Or, il n’existe pas de mesures de contrôle ou d’indicateurs
d’alerte si les parents ne se rendent pas aux rendez-vous de suivi, et selon la
CNCDH, « l’implication » des services de la Protection
maternelle et infantile (PMI) souffrirait de « fortes disparités »
territoriales.
L’encadrement du post partum
serait quant à lui fortement « dégradé », malgré la mise en
place d’un dépistage néonatal et d’un entretien postnatal obligatoire aux 4e
et 8e semaines. « Aujourd’hui, le renvoi rapide voire
expéditif des femmes à leur domicile après l’accouchement, lié en grande partie
à des restrictions budgétaires, ne permet pas de constater les signes
avant-coureurs » de la dépression du post-partum, observe la
Commission. Ce, alors que les mères sont parfois confrontées « à un
épuisement tel qu’il peut donner lieu à des comportements mettant en danger
l’enfant, s’ils ne sont pas détectés puis pris en charge à temps ».
Autre sujet de préoccupation
directement en lien avec les violences : les conditions de vie des familles. « Certains
passages à l’acte peuvent être directement liés à [une] grande précarité »,
alerte le texte de l’avis, qui insiste : « nombre de carences
éducatives trouvent leur origine dans des situations de grande pauvreté »,
notamment lorsque les parents de l’enfant vivent avec celui-ci dans un logement
« très dégradé et exigu ». De quoi amener la CNCDH à
préconiser que, dans toute mesure d’assistance éducative qui le justifie et
avant tout placement, « le magistrat compétent puisse alerter les
pouvoirs publics pour que soit trouvée une solution de relogement digne ».
700 médecins scolaires pour
13 millions d’élèves
Le texte publié au JO
fait également état de défaillances dans la détection des violences commises
sur les enfants, notamment celles perpétrées par les assistants maternels, loin
d’être « rares », et « insuffisamment prises en compte ».
En cause, des lacunes dans les contrôles, « les agréments n’étant pas
toujours retirés, ou un retrait d’agrément dans un département pouvant être
contourné par une demande sollicitée dans un autre », apprend-on. Le
statut judiciaire du conjoint de l’assistante maternelle est d’autre part loin
de faire l’objet d’une vérification systématique, « alors que celui-ci
peut avoir été condamné du chef de violences sur enfant », note la
Commission.
Les trous dans la raquette
sont, selon elle, directement dus à un manque de moyens humains et matériels « criant ».
Et cela se vérifie par exemple en matière de médecine scolaire. En France,
seuls 700 médecins scolaires sont en activité pour 13 millions d’élèves. La
CNCDH pousse donc pour augmenter ce nombre, d’autant que « n’étant
tenus ni d’informer les représentants légaux du mineur ni de demander
l’autorisation de ces derniers pour intervenir, le concours [des médecins] est
un gage précieux d’appréhension rapide d’une situation de danger ».
Il faudrait aussi mieux
recueillir la parole de l’enfant victime, estime le rapporteur, en particulier
lorsqu’il est entendu par les services de police ou de gendarmerie. Sur ce
point, il y a certes eu des avancées ces dernières années : le recours au
protocole National Institute of Child Health and Human Development (NICHD),
conçu pour auditionner des enfants, ou encore à des Unités d’accueil
pédiatriques enfants en danger (UAPED), lieux aménagés spécialement pour eux.
Problème : l’enregistrement audiovisuel de l’audition du mineur victime n’est
prévu que pour une liste d’infractions limitatives – soit les violences sur
mineur de 15 ans ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente –
alors qu’il devrait être automatique dans tous les cas, fait valoir la
Commission.
Des alertes qui restent
lettre morte faute de moyens
Si parfois, des violences
sont constatées ou suspectées, c’est à l’étape d’après que ça se complique.
Dans les écoles, les personnels n’oseraient pas toujours dénoncer certaines
situations « par crainte des représailles des parents »,
rapporte l’avis publié au JO. Idem pour les associations, une partie
d’entre elles ayant déjà été privées – temporairement ou non – de leur agrément
pour avoir révélé des faits. « Tous les auteurs d’alertes devraient
être protégés, notamment par l’anonymat », plaide le rapporteur. Quant
aux professionnels de santé, les modalités du secret professionnel et la
crainte de conséquences judiciaires et disciplinaires les amène parfois eux
aussi à garder le silence.
Et même quand ces
professionnels osent franchir le pas, encore faut-il que les éléments soient
transmis efficacement. Là encore, le bât blesse. Les informations
préoccupantes, faites auprès des conseils départementaux, souvent des Cellules
de recueil des informations préoccupantes (CRIP), sont traitées par département
et non au niveau national, « ce qui peut induire une déperdition des
informations ». « Au regard des délais de transmission et de
la charge de travail (...), il est fréquent qu’un dossier soit clôturé
lorsqu’une famille quitte le département. Faute d’un suivi dans le nouveau
département, le parent peut alors poursuivre ses maltraitances en toute
impunité », signale le CNCDH.
Quant aux signalements faits
auprès du procureur, ils ne sont pas toujours suivis d’effets, invariablement
pour les mêmes raisons : la « surcharge des services sociaux et du
système judiciaire entrave les décisions de justice qui ne peuvent pas toujours
être exécutées à temps et mettent ainsi la vie de l’enfant en danger ».
Ainsi, dans « de nombreux cas » de morts violentes, les
enfants vivaient dans des familles suivies en protection de l’enfance. Mais les
mesures de protection ont été « mises à mal » car les mesures
judiciaires d'investigation éducative font l’objet de listes d’attente de
plusieurs mois avant d’être mises en place, et certaines décisions de placement
en cas de grave danger ne peuvent pas être exécutées « en raison d’un
défaut de services et d’infrastructures ».
Vers de nouvelles
qualifications pénales pour « coller aux spécificités » des
actes commis
Autre point phare de l’avis
publié au JO, la proposition de la Commission de « repenser
certaines qualifications pénales » pour « coller davantage à
la spécificité criminologique de certains des actes commis ». Le
rapporteur prend comme point de départ la Convention internationale des droits
de l’enfant, qui définit l’enfant comme tout être humain âgé de moins de 18
ans. « Or, cette appréhension juridique ne reflète pas la réalité des
faits et la diversité des actes : criminologiquement parlant, qu’y a-t-il
de commun entre le meurtre d’un nouveau-né de quelques heures par sa mère et
les sévices exercés en continu sur un enfant de 7 ans environ, par un de ses
parents voire les deux, au point de provoquer sa mort ? » s’interroge-t-il.
La CNCDH imagine que le « néonaticide »,
infraction qui peut actuellement être poursuivie en tant que meurtre aggravé,
désigne à la place une infraction sui generis “qui, eu égard à ses
spécificités sociales et psychologiques, bénéficierait de plein droit d’une
excuse atténuante, sauf à ce que la juridiction l’écarte par motivation
spéciale ». La Commission rappelle qu’en France, les auteures de
néonaticide « font face à une législation sévère » : elles
encourent la réclusion criminelle à perpétuité ou 30 ans de réclusion
criminelle en cas d’altération du discernement. Une sévérité qui, selon elle, « contraste
avec l’approche de certains États » : des législations considèrent
même le néonaticide non comme un homicide volontaire, mais comme le refus de
donner la vie, voire comme un avortement post-partum. « En France,
néanmoins, il arrive parfois que les auteures bénéficient d’une certaine
clémence, l’atténuation de responsabilité étant le plus souvent justifiée par
la fragilité psychologique de la femme qui vient d’accoucher. »
D’autre part, la CNCDH estime
que la loi pénale « ne reflète pas la prise en compte spécifique du
syndrome du bébé secoué ». Aujourd’hui, les auteurs répondent du crime
de meurtre aggravé, ou de tentative de meurtre aggravé, ou du crime de
violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner, doublement
aggravée ; et lorsque le bébé survit mais avec un handicap de moyenne gravité, « la
réparation des préjudices subis se voit souvent sous-évaluée »,
fustige la Commission. Dans le sillage des propositions émises par des
associations de la protection de l’enfance, elle propose donc d’ouvrir une
réflexion sur la création d’une « infraction autonome relevant de la
catégorie des infractions formelles », qui, « tel
l’empoisonnement, incriminent, en raison de sa dangerosité intrinsèque, un
comportement plus qu’un résultat”.
Des pôles spécialisés comme
les pôles VIF ?
Retiennent aussi l’attention,
dans l’avis publié au JO, les « dysfonctionnements »
constatés par le rapporteur dans le traitement judiciaire des affaires de morts
violentes d’enfants. Sont notamment pointées les méthodes de travail « en
silo » des acteurs de la chaîne pénale, donnant lieu parfois à la prise de
décisions « insuffisamment protectrices ». « Par
exemple, en raison du cloisonnement judiciaire, avant de statuer sur la
fixation de la résidence d’un enfant dont les parents se séparent dans un
contexte violent, le juge aux affaires familiales devrait toujours s’assurer
que l’enfant est mis en sécurité par le juge des enfants »,
souligne-t-il. Et de recommander la mise en place de « pôles
judiciaires spécialisés dans les violences faites aux enfants, sur le modèle de
ce qui a été mis en œuvre pour les violences intrafamiliales », en
écho aux « pôles VIF » institués en début d’année dans chaque
tribunal judiciaire et chaque cour d’appel, composés des différents acteurs
judiciaires.
Toujours en matière de
traitement judiciaire, la CNCDH le martèle : si elle ne plaide pas pour
renforcer la sévérité des peines prévues par le Code pénal, elle appelle en
revanche au prononcé de « peines utiles », tant pour la
société que pour le condamné lui-même. Autrement dit, ajoute-t-elle, le
prononcé d’une peine de suivi socio-judiciaire avec injonction de soins « paraît
une peine favorable à la réinsertion de l’auteur de faits aussi graves ».
« Il faut le répéter, l’adulte maltraitant ayant souvent été un enfant
maltraité, une privation de liberté sans accompagnement ne saurait suffire à le
“réparer” », conclut la Commission.
Bérengère
Margaritelli