DROIT

Un grand nombre de morts violentes d’enfants pourraient être évitées

Un grand nombre de morts violentes d’enfants pourraient être évitées
Publié le 30/07/2024 à 18:03

Accompagnement parental insuffisant, soupçons de maltraitance tus ou non traités… L’avis de la CNCDH, publié au Journal Officiel du 20 juillet, met en lumière une série d’insuffisances dans les sphères judiciaire, sociale et médicale, en partie expliquées par le manque de moyens à tous les étages. Mais un travail collaboratif des différents professionnels et instances concernés pourrait pourtant changer la donne, face à ce fléau encore très mal recensé. 

« De très nombreux passages à l'acte aux conséquences tragiques auraient pu être évités. » Le constat, implacable, est dressé dans un (long) avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) sur les morts violentes d'enfants dans le cadre familial, deux mois après la parution d’une vaste étude épidémiologique dans une des revues du journal scientifique The Lancet sur les facteurs de risque de maltraitance infantile. Publié au JO du 20 juillet 2024, le texte avait été adopté en assemblée plénière à l'unanimité le 12 décembre 2023. A l’origine de ce dernier, l’alerte de la députée Francesca Pasquini, membre de la Délégation aux droits de l’enfant de l’Assemblée nationale, auprès de la Commission, laquelle avait décidé de s’autosaisir pour réaliser un état des lieux. 

Médecins, enseignants, travailleurs sociaux, enquêteurs, magistrats, avocats… La CNCDH a auditionné les professionnels de tous les secteurs concernés. Elle a également passé au crible de nombreux rapports et dispositifs existants. Parmi les observations que le rapporteur indépendant tire de son enquête, un chiffre dramatique : au moins un enfant décèderait tous les cinq jours en France à la suite des mauvais traitements infligés par ses parents ou par un proche. De son côté, en 2022, l’Organisation mondiale de la santé indiquait que tous les ans, plus de 40 000 enfants de moins de 18 ans sont victimes d’homicides, dus en partie à des mauvais traitements.

Au fil de son exposé, l’institution formule 17 recommandations « pour que les morts violentes d'enfants ne soient plus que des faits divers ». Elle en profite également pour effectuer un certain nombre de rappels : dans la majorité des cas, « la survenance de la mort [de l’enfant] n’est que l’étape ultime d’une longue chaîne de violences à laquelle [il] a été exposé ». Ainsi, très souvent, « les violences, y compris morales, commencent par des punitions, considérées comme normales et anodines ». Par ailleurs, ces morts violentes « s’expliquent rarement par une cause unique et imprévisible », écrit la Commission, qui met par ailleurs en garde : « Tous les milieux sociaux-professionnels sont concernés par les maltraitances commises à l’encontre des enfants. »

Des données « partielles et cloisonnées »

Au titre des insuffisances constatées, les données relatives à ces morts violentes jugées « largement méconnues et insuffisantes », pointe la CNCDH, qui déplore l’absence de recensement « précis et centralisé ». Si les instances qui établissent ces données sont relativement nombreuses, elles utilisent toutefois des sources disparates et ne communiquent que très peu entre elles, peut-on lire dans l’avis publié au JO. A l’instar des instituts médico-légaux, qui auraient rarement le réflexe de transmettre les certificats de décès au Centre d’épidémiologie sur les causes médicales du décès (Cepidc). 

Les rédacteurs regrettent une collecte de données « partielles et cloisonnées », même du côté du ministère de la Justice, où le logiciel Cassiopée et le casier judiciaire n’échappent pas à un certain nombre de « lacunes ». Sans oublier un gros angle mort pour le moins contradictoire : bien que l’Education nationale soit « le plus gros pourvoyeur d’informations et de signalements », elle ne recense pas les données relatives à leur décès, relève la Commission. Au global, les failles observées masqueraient le nombre réel de morts violentes d’enfants, soulignent-ils.

Les chiffres seraient en particulier « largement sous-estimés » en raison du nombre de cas de syndrome du bébé secoué (SBS) qui ne seraient « pas portés à la connaissance des autorités » ou qui seraient « classés dans une autre catégorie ». Officiellement, 400 enfants seraient touchés chaque année, mais pour la CNCDH, il y en aurait beaucoup plus. Les données sur ce sujet sont rares, néanmoins une étude publiée en août 2022 inquiète le rapporteur : l’incidence du syndrome aurait doublé en 2021 et sa mortalité aurait été multipliée par 9 en Île-de-France, au cours des deux premières années de la pandémie. Pour enrayer le phénomène, la Commission recommande notamment de renforcer la formation des professionnels de santé à la particularité du SBS et de créer une catégorie spécifique dans les données hospitalières.

57 enfants décèdent de mort violente dans le domaine intra-familial chaque année

Parmi les autres statistiques disponibles – là encore, « à interpréter avec précaution » – celles du Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) mettent en évidence qu’en moyenne annuelle depuis 2016, 99 enfants ont été victimes d’homicides et 217 enfants victimes de tentative d’homicide volontaire. En particulier, 57 enfants sont décédés de mort violente dans le domaine intra-familial. « C’est au cours de la première année de vie que les enfants sont les plus exposés aux violences », lit-on : 81 % des victimes d’homicides au sein de leur famille sont âgées de moins d’un an. De son côté, la Délégation aux victimes (DAV) rapporte une « forte corrélation » entre les violences conjugales et celles commises sur les enfants. En 2022, 12 enfants ont ainsi été tués dans un contexte de violences conjugales, dont 8 concomitamment à l’homicide d’un parent, et 4 séparément.

Par ailleurs, dans une étude sur le repérage des signes cliniques de violences faites aux enfants, le Cepidc estime qu’il y aurait environ 650 enfants par an qui subissent des maltraitances de façon certaine, et 2 100 enfants dont on soupçonne qu’ils subissent des maltraitances. De son côté, le Service national d'accueil téléphonique de l'enfance en danger (SNATED), qui recueille « les appels d’enfants en danger ou en risque de l’être » a traité en 2021 environ 40 000 situations, parmi lesquelles 22 000 ont fait l’objet d’une « information préoccupante ». Plus de 7 000 d’entre elles provenaient directement de mineurs, âgés en moyenne de 10 ans.

Certains passages à l’acte « directement liés à une grande précarité »

Également dans le viseur du rapporteur, l’accompagnement des parents, et notamment celui de la mère, « pendant la période de la grossesse mais aussi en amont de celle-ci », de nombreux cas de maltraitance étant consécutifs à une grossesse non désirée. Alors que « certaines femmes rencontrent encore des difficultés à accéder à la contraception ou même à connaître leurs droits sexuels et reproductifs », la Commission considère qu’il est « capital de développer leur suivi dans des centres de santé sexuelle où accéder aux informations sur les méthodes contraceptives et sur l’avortement ».

En outre, bien que plusieurs mesures aient été mises en place pour renforcer le suivi des femmes enceintes, « l’objectif n’est que partiellement atteint, regrettent les rédacteurs. Ainsi, alors que toute femme enceinte doit déclarer sa grossesse, certaines taisent leur état ». Or, il n’existe pas de mesures de contrôle ou d’indicateurs d’alerte si les parents ne se rendent pas aux rendez-vous de suivi, et selon la CNCDH, « l’implication » des services de la Protection maternelle et infantile (PMI) souffrirait de « fortes disparités » territoriales.

L’encadrement du post partum serait quant à lui fortement « dégradé », malgré la mise en place d’un dépistage néonatal et d’un entretien postnatal obligatoire aux 4e et 8e semaines. « Aujourd’hui, le renvoi rapide voire expéditif des femmes à leur domicile après l’accouchement, lié en grande partie à des restrictions budgétaires, ne permet pas de constater les signes avant-coureurs » de la dépression du post-partum, observe la Commission. Ce, alors que les mères sont parfois confrontées « à un épuisement tel qu’il peut donner lieu à des comportements mettant en danger l’enfant, s’ils ne sont pas détectés puis pris en charge à temps ».

Autre sujet de préoccupation directement en lien avec les violences : les conditions de vie des familles. « Certains passages à l’acte peuvent être directement liés à [une] grande précarité », alerte le texte de l’avis, qui insiste : « nombre de carences éducatives trouvent leur origine dans des situations de grande pauvreté », notamment lorsque les parents de l’enfant vivent avec celui-ci dans un logement « très dégradé et exigu ». De quoi amener la CNCDH à préconiser que, dans toute mesure d’assistance éducative qui le justifie et avant tout placement, « le magistrat compétent puisse alerter les pouvoirs publics pour que soit trouvée une solution de relogement digne ».

700 médecins scolaires pour 13 millions d’élèves 

Le texte publié au JO fait également état de défaillances dans la détection des violences commises sur les enfants, notamment celles perpétrées par les assistants maternels, loin d’être « rares », et « insuffisamment prises en compte ». En cause, des lacunes dans les contrôles, « les agréments n’étant pas toujours retirés, ou un retrait d’agrément dans un département pouvant être contourné par une demande sollicitée dans un autre », apprend-on. Le statut judiciaire du conjoint de l’assistante maternelle est d’autre part loin de faire l’objet d’une vérification systématique, « alors que celui-ci peut avoir été condamné du chef de violences sur enfant », note la Commission. 

Les trous dans la raquette sont, selon elle, directement dus à un manque de moyens humains et matériels « criant ». Et cela se vérifie par exemple en matière de médecine scolaire. En France, seuls 700 médecins scolaires sont en activité pour 13 millions d’élèves. La CNCDH pousse donc pour augmenter ce nombre, d’autant que « n’étant tenus ni d’informer les représentants légaux du mineur ni de demander l’autorisation de ces derniers pour intervenir, le concours [des médecins] est un gage précieux d’appréhension rapide d’une situation de danger ».

Il faudrait aussi mieux recueillir la parole de l’enfant victime, estime le rapporteur, en particulier lorsqu’il est entendu par les services de police ou de gendarmerie. Sur ce point, il y a certes eu des avancées ces dernières années : le recours au protocole National Institute of Child Health and Human Development (NICHD), conçu pour auditionner des enfants, ou encore à des Unités d’accueil pédiatriques enfants en danger (UAPED), lieux aménagés spécialement pour eux. Problème : l’enregistrement audiovisuel de l’audition du mineur victime n’est prévu que pour une liste d’infractions limitatives – soit les violences sur mineur de 15 ans ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente – alors qu’il devrait être automatique dans tous les cas, fait valoir la Commission.

Des alertes qui restent lettre morte faute de moyens

Si parfois, des violences sont constatées ou suspectées, c’est à l’étape d’après que ça se complique. Dans les écoles, les personnels n’oseraient pas toujours dénoncer certaines situations « par crainte des représailles des parents », rapporte l’avis publié au JO. Idem pour les associations, une partie d’entre elles ayant déjà été privées – temporairement ou non – de leur agrément pour avoir révélé des faits. « Tous les auteurs d’alertes devraient être protégés, notamment par l’anonymat », plaide le rapporteur. Quant aux professionnels de santé, les modalités du secret professionnel et la crainte de conséquences judiciaires et disciplinaires les amène parfois eux aussi à garder le silence.

Et même quand ces professionnels osent franchir le pas, encore faut-il que les éléments soient transmis efficacement. Là encore, le bât blesse. Les informations préoccupantes, faites auprès des conseils départementaux, souvent des Cellules de recueil des informations préoccupantes (CRIP), sont traitées par département et non au niveau national, « ce qui peut induire une déperdition des informations ». « Au regard des délais de transmission et de la charge de travail (...), il est fréquent qu’un dossier soit clôturé lorsqu’une famille quitte le département. Faute d’un suivi dans le nouveau département, le parent peut alors poursuivre ses maltraitances en toute impunité », signale le CNCDH. 

Quant aux signalements faits auprès du procureur, ils ne sont pas toujours suivis d’effets, invariablement pour les mêmes raisons : la « surcharge des services sociaux et du système judiciaire entrave les décisions de justice qui ne peuvent pas toujours être exécutées à temps et mettent ainsi la vie de l’enfant en danger ». Ainsi, dans « de nombreux cas » de morts violentes, les enfants vivaient dans des familles suivies en protection de l’enfance. Mais les mesures de protection ont été « mises à mal » car les mesures judiciaires d'investigation éducative font l’objet de listes d’attente de plusieurs mois avant d’être mises en place, et certaines décisions de placement en cas de grave danger ne peuvent pas être exécutées « en raison d’un défaut de services et d’infrastructures ».

Vers de nouvelles qualifications pénales pour « coller aux spécificités » des actes commis

Autre point phare de l’avis publié au JO, la proposition de la Commission de « repenser certaines qualifications pénales » pour « coller davantage à la spécificité criminologique de certains des actes commis ». Le rapporteur prend comme point de départ la Convention internationale des droits de l’enfant, qui définit l’enfant comme tout être humain âgé de moins de 18 ans. « Or, cette appréhension juridique ne reflète pas la réalité des faits et la diversité des actes  : criminologiquement parlant, qu’y a-t-il de commun entre le meurtre d’un nouveau-né de quelques heures par sa mère et les sévices exercés en continu sur un enfant de 7 ans environ, par un de ses parents voire les deux, au point de provoquer sa mort ? » s’interroge-t-il.

La CNCDH imagine que le « néonaticide », infraction qui peut actuellement être poursuivie en tant que meurtre aggravé, désigne à la place une infraction sui generis “qui, eu égard à ses spécificités sociales et psychologiques, bénéficierait de plein droit d’une excuse atténuante, sauf à ce que la juridiction l’écarte par motivation spéciale ». La Commission rappelle qu’en France, les auteures de néonaticide « font face à une législation sévère » : elles encourent la réclusion criminelle à perpétuité ou 30 ans de réclusion criminelle en cas d’altération du discernement. Une sévérité qui, selon elle, « contraste avec l’approche de certains États » : des législations considèrent même le néonaticide non comme un homicide volontaire, mais comme le refus de donner la vie, voire comme un avortement post-partum. « En France, néanmoins, il arrive parfois que les auteures bénéficient d’une certaine clémence, l’atténuation de responsabilité étant le plus souvent justifiée par la fragilité psychologique de la femme qui vient d’accoucher. »

D’autre part, la CNCDH estime que la loi pénale « ne reflète pas la prise en compte spécifique du syndrome du bébé secoué ». Aujourd’hui, les auteurs répondent du crime de meurtre aggravé, ou de tentative de meurtre aggravé, ou du crime de violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner, doublement aggravée ; et lorsque le bébé survit mais avec un handicap de moyenne gravité, « la réparation des préjudices subis se voit souvent sous-évaluée », fustige la Commission. Dans le sillage des propositions émises par des associations de la protection de l’enfance, elle propose donc d’ouvrir une réflexion sur la création d’une « infraction autonome relevant de la catégorie des infractions formelles », qui, « tel l’empoisonnement, incriminent, en raison de sa dangerosité intrinsèque, un comportement plus qu’un résultat”.

Des pôles spécialisés comme les pôles VIF ?

Retiennent aussi l’attention, dans l’avis publié au JO, les « dysfonctionnements » constatés par le rapporteur dans le traitement judiciaire des affaires de morts violentes d’enfants. Sont notamment pointées les méthodes de travail « en silo » des acteurs de la chaîne pénale, donnant lieu parfois à la prise de décisions « insuffisamment protectrices ». « Par exemple, en raison du cloisonnement judiciaire, avant de statuer sur la fixation de la résidence d’un enfant dont les parents se séparent dans un contexte violent, le juge aux affaires familiales devrait toujours s’assurer que l’enfant est mis en sécurité par le juge des enfants », souligne-t-il. Et de recommander la mise en place de « pôles judiciaires spécialisés dans les violences faites aux enfants, sur le modèle de ce qui a été mis en œuvre pour les violences intrafamiliales », en écho aux « pôles VIF » institués en début d’année dans chaque tribunal judiciaire et chaque cour d’appel, composés des différents acteurs judiciaires.

Toujours en matière de traitement judiciaire, la CNCDH le martèle : si elle ne plaide pas pour renforcer la sévérité des peines prévues par le Code pénal, elle appelle en revanche au prononcé de « peines utiles », tant pour la société que pour le condamné lui-même. Autrement dit, ajoute-t-elle, le prononcé d’une peine de suivi socio-judiciaire avec injonction de soins « paraît une peine favorable à la réinsertion de l’auteur de faits aussi graves ». « Il faut le répéter, l’adulte maltraitant ayant souvent été un enfant maltraité, une privation de liberté sans accompagnement ne saurait suffire à le “réparer” », conclut la Commission.

Bérengère Margaritelli

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