Étienne Madranges nous avait
emmenés la semaine dernière en Écosse chez Walter Scott. Il revient en France,
dans la Meuse, dans le village méconnu d’Avioth. Méconnu ? Pas tant que
cela car ce minuscule endroit est un lieu de pèlerinage ancestral et surtout,
il abrite une curiosité ayant probablement eu une fonction judiciaire qui n’a
pas encore livré tous ses secrets !
Le hameau d’Avioth a été « Aviot »,
le lieu où il y a de l’eau en patois lorrain. Elle y est la seule au
monde. Car la Recevresse d’Avioth est unique. Il n’y a qu’une seule Recevresse
et elle se trouve au nord du département de la Meuse, fière, gothique,
protégeant depuis son érection au XVe siècle l’entrée de l’église
Notre Dame construite aux XIIIe et XIVe siècles, une
église promue basilique en 1993 par Jean-Paul II. Elle fut restaurée en 1844
par l’architecte Emile Boeswillwald qui refit l’année suivante en partie les
décors de la Sainte Chapelle de Paris.
Le soleil, l’air, le vent,
les embruns, occasionnellement la neige se glissent à travers ses pinacles
ajourés. La pierre dentelée y révèle une beauté mystique. Parfois survolée par
des pics cendrés, ces oiseaux qui se nichent dans les ripisylves de la Meuse,
des faucons hobereaux, ou encore des tariers des prés et autres passereaux, on lui
donna jadis le nom de Recevresse. Ce titre était alors simplement celui de la
statue de la Vierge appelée à l’origine la Recepvresse, à laquelle on
apportait des offrandes.
Un sanctuaire à répit
C’est la découverte au XIIe
siècle d’une jolie statue en bois de tilleul d’une Vierge à l’Enfant qui fut le
point de départ d’un pèlerinage et de la construction de l’église Notre Dame
d’Avioth.
Cet édifice dédié à la Vierge
fut rapidement considéré et utilisé comme « église à répit ».
Les « sanctuaires à répit » étaient autrefois assez nombreux
en France, sans doute plus de 270, essentiellement dans l’est du pays, et
avaient une vocation bien définie. On y baptisait les enfants mort-nés. Les
parents étaient au désespoir d’imaginer que l’âme de leur enfant mort-né, faute
du premier sacrement chrétien, ne pût rejoindre le paradis et errât à
perpétuité dans les limbes, ainsi exposé à la « peine du dam »,
châtiment divin éternel.
Aussi, en apportant le
nourrisson sans vie, petit corps sans statut, dans un sanctuaire à répit,
ils pouvaient acquérir la certitude que leur enfant pût vivre ou revivre
quelques courts instants, juste le temps de recevoir le baptême*. Le corps
était posé au pied de la Vierge, puis sur l’autel ; la Vierge était ensuite
implorée par des prières. Le prêtre pouvait alors pratiquer la signation puis
l’aspersion et enfin l’onction afin de baptiser l’enfant considéré comme
brièvement ressuscité, ainsi purifié pour l’éternité.
Vitrail de 1888 dans l’église de Villembray (Oise), rare
représentation d’un baptême d’enfant mort-né brièvement ressuscité en 1624 ©
Christelle Rousseau Mairie de Villembray
Un tribunal devenu
Recevresse ?
La ville d’Avioth était au
XIIIe siècle une « ville libre » bénéficiant d’une charte
d’affranchissement, ayant un atelier monétaire, des élus et un tribunal
échevinal, à une époque où les échevins, désignés par les bourgeois ou les
grands feudataires, exerçaient la justice seigneuriale.
Les plus grands spécialistes
du patrimoine du XIXe siècle ont été éblouis et étonnés par la
Recevresse, édicule isolé construit devant l’église. Viollet-le-Duc y voyait
une chapelle funéraire ou une lanterne des morts. Mais comment justifier la
présence d’une chapelle funéraire en dehors des limites du cimetière ? Et
comment imaginer la présence d’un fanal accroché au sommet de l’édicule ?
Prosper Mérimée y vit quant à
lui un baptistère. Mais comment justifier la présence d’un baptistère à
l’extérieur d’une église qui en compte un ?
Chapelle sépulcrale ?
Lanterne des morts ? Baptistère ? Oratoire ? La notice
officielle du ministère de la Culture la décrit comme un tribunal prévôtal. En
réalité, le mystérieux monument aux ogives harmonieuses et à l’élégante parure
a eu très probablement des fonctions multiples. Et parmi celles-ci, la fonction
judiciaire à la fin du moyen âge semble être la plus probable, en raison
notamment de l’emplacement choisi et du financement.
Au moyen âge, jusqu’à la
construction d’auditoires pour les magistrats ou pour les seigneurs locaux en
charge de la basse, moyenne et haute justice, la justice était souvent rendue
en plein air devant les églises, en particulier sur le parvis, appelé par la
suite « parvis judiciaire ». On en trouve encore des exemples en
Espagne, tandis qu’en France les survivances sont rares.
L’un des derniers exemples en
France se trouve à Poitiers (Vienne) devant l’église Sainte Radegonde, dédiée à
la reine des Francs, épouse du fils de Clovis, Clotaire 1er.
L’illustration ci-après montre le parvis de Sainte Radegonde où siégeait le
juge poitevin entouré de ses collaborateurs.
Le parvis de l’église Sainte Radegonde à Poitiers (Vienne) ; on remarque
la place qu’occupait le juge par la surélévation du mur afin de le distinguer
et de rendre sa place plus solennelle (flèche noire) © Étienne Madranges
La destination de la
Recevresse est simple à définir ! Située devant l’église, elle permettait
à un juge de s’asseoir dans un lieu solennel au décor flamboyant. Et surtout, elle
a pu être construite grâce à un don en 1412 du gouverneur de Montmédy, Gilles
IV de Rodemack, qui était par ailleurs prévôt. Elle fut donc bien un
mini-auditoire, un tribunal prévôtal.
Par la suite, les prisonniers
graciés ou évadés, les détenus échappés des prisons ottomanes accrochèrent des
menottes et des chaînes au-dessus de la statue de la Vierge lotharingienne
hébergée par la Recevresse.
Qu’un froid glacial la
caresse ou bien qu’elle subisse la sécheresse… il semble à peu près établi que
la Recevresse reçut par la suite des offrandes avec délicatesse, notamment au
profit des ouvriers pleins d’adresse chargés de l’entretien de l’église, mais
aussi des dons en nature ou en espèces, offerts par des pécheurs ou pécheresses
venus confesser leurs maladresses.
Les chiens de la fidélité
Dans la basilique d’Avioth,
un gisant présente une autre curiosité locale. Cette curiosité est un effet
d’optique. On y trouve un sarcophage en pierre, tombeau abritant depuis le
début du XVe siècle Catherine de Breux, une femme appartenant à une
famille de collateurs, ces personnages qui avaient le droit de conférer des
bénéfices. Une épouse sans aucun doute connue pour sa fidélité.
Car son gisant symbolise la
fidélité !
Le sarcophage de Catherine de Breux à Avioth (Meuse) : les pieds sont en
réalité… des chiens de la fidélité © Étienne Madranges
Lorsque l’on regarde le gisant
depuis la tête, on voit deux pieds chaussés. Et lorsqu’on regarde à l’autre
bout, on s’aperçoit que les deux pieds sont en réalité deux chiens. Le chien
est le symbole classique de la fidélité et on le trouve souvent figurant, sur
leur tombeau, aux côtés de reines, de princesses, de duchesses.
On le trouve également sur le
célèbre Retable du Parlement, en réalité une Crucifixion, afin d’affirmer la
fidélité du Parlement au roi, ou encore sur le « Monument à Malesherbes »
érigé dans la salle des Pas perdus du Palais de la Cité à Paris, afin de
bien montrer sous forme allégorique la fidélité au roi Louis XVI de Chrétien
Guillaume de Lamoignon de Malesherbes qui paya d’ailleurs de sa vie cette
fidélité ayant amené ce grand magistrat à sortir de sa retraite afin de
défendre le monarque et d’être, avec François Denis Tronchet et Raymond de
Sèze, l’un de ses trois avocats.
La Crucifixion du Parlement (au Louvre depuis 1904) avec le chien de la
fidélité du Parlement au roi © RMN/Louvre, et le monument à Malesherbes (XIXe
siècle) dans la Salle des Pas Perdus du Palais de la Cité à Paris, avec le
chien symbolisant la fidélité du grand magistrat au roi © Étienne Madranges
La Recevresse d’Avioth ?
Octogonale, flamboyante et délicate, dressée vers le ciel meusien, elle inspira
des poètes et suscita la curiosité des historiens. Elle fut lieu de justice
seigneuriale puis, proche de l’église dédiée à Notre Dame « des causes
désespérées », elle reçut en oblation linges, cires, torches,
céréales. Elle accueillit des fidèles en attente de guérison ou en recherche
d’apaisement. Elle persiste à enchanter les pèlerins, rassurés d’y trouver une
paisible et rassurante source de grâce.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 221
*
concernant le baptême d’un enfant mort-né à Lagny-sur-Marne après un miracle
opéré par Jeanne d’Arc, voir notre 72ème chronique dans le JSS n° 2
du 9 janvier 2019
Les 10 empreintes d’histoire précédentes :
• La Recevresse d'Avioth a-t-elle été un tribunal prévôtal
? ;
• Quel avocat portant le kilt, baronnet adepte du tartan, fut le père du romantisme écossais ? ;
• Quelles sont les curiosités de la salle d'audience de la chambre commerciale de la Cour de cassation ? ;
• Pourquoi Jules Verne se trouve-t-il devant le tribunal correctionnel en 1896 ? ;
• Comment Shakespeare, le barde anglais aux 39 pièces, aborde-t-il le thème de la résurrection ? ;
• Il avait conçu les écluses du canal de Panama, pourquoi Gustave Eiffel est-il incarcéré à la Conciergerie en 1893 ? ;
• Pourquoi l'archevêque de Paris et le premier président de la Cour de cassation par intérim ont-ils été fusillés le même jour ? ;
• Quel archichancelier "court-sur-pattes" ne fut jamais à court d'idées ? ;
• Pourquoi le Taj Mahal, monument de l'amour éternel, menacé par le chironomus calligraphus, est-il au cœur de procès à répétition ? ;
• Quel peintre lombard impulsif et ténébriste, sauvé de la prison par un ambassadeur de France, a fait d'une prostituée une vierge ? ;