EMPREINTES D'HISTOIRE. Presque chaque année, des
incidents émaillent les défilés du 1er mai. Ultras, black blocs et
autres trublions se mêlent à la foule paisible et viennent agresser, saccager,
insulter. Cette année encore, des élus ont été pris à partie. La République
sait toutefois maintenir l’ordre en évitant les conséquences corporelles et a
fortiori les pertes humaines. Il n’en a pas toujours été ainsi. Notre chroniqueur
évoque cette semaine le terrible 1er mai 1891 qui vit mourir de très
jeunes manifestants pacifiques.
Le 1er mai 1886,
les syndicats américains obtiennent la journée de huit heures. Mais des émeutes
éclatent devant le refus de certains patrons.
Trois ans plus tard, en 1889,
le Congrès international socialiste adopte cette date comme la « journée
internationale des travailleurs ». Cette seconde « Internationale
socialiste », fondée à l’initiative de Friedrich Engels, regroupant des
délégations de 20 pays, se tient le 14 juillet 1889 à Paris.
Dès 1890, le 1er
mai commence à être célébré comme journée de revendication ouvrière.
La préparation du 1er
mai 1891 à Fourmies
Dans la cité textile du Nord,
le Parti ouvrier prépare le 1er mai de Fourmies activement. Son
secrétaire local, Hippolyte Culine, publie un appel, espérant que « les
patrons de Fourmies n’oublieront pas la coutume du 1er mai
traditionnel », et précisant les revendications (journée de 8 heures,
horaires de travail et paie, hygiène dans les ateliers), les horaires des
réunions des délégués et le programme associé : fêtes, représentations
théâtrales, bal…
Les travailleurs s’apprêtent
à partager des moments festifs et familiaux en utilisant cette journée
symbolique comme un moment de revendication pour de meilleures conditions de
travail, tout en demandant une bourse du travail, la journée de huit heures, la
création de caisses de retraite.
Le patronat local, très
conservateur, s’insurge et publie une proclamation :
« Considérant qu’un
certain nombre d’ouvriers de la Région, égarés par quelques meneurs étrangers,
poursuivent la réalisation d’un Programme qui amènerait à courte échéance la
ruine de l’Industrie du pays (celle des patrons et aussi sûrement celle des
travailleurs), considérant que dans les réunions publiques, les excitations et
les menaces criminelles des agitateurs ont atteint une limite qui force les
chefs d’établissement à prendre des mesures défensives, considérant encore que
nulle part les ouvriers n’ont été ni mieux traités ni mieux rétribués que dans
la région de Fourmies… les Industriels prennent l’engagement d’honneur de se
défendre collectivement, solidairement et pécuniairement dans la guerre
injustifiable et imméritée qu’on vient de leur déclarer… ».
En réponse, les
« Groupes ouvriers de Fourmies » placardent l’appel suivant :
« la bourgeoisie et le patronat se liguent ensemble pour déclarer la
guerre aux ouvriers qui veulent revendiquer leurs libertés et combattre les
abus… ils ont l’audace de dire que tous les ouvriers sont traités comme des
seigneurs… il faut leur prouver notre union, leur faire sentir notre mépris,
leur montrer que nous ne sommes pas les plus heureux de la terre, il faut fêter
avec calme et dignité le 1er mai 1891 ».
Les travailleurs des 37
filatures de coton et de laine de Fourmies sont bien décidés à manifester dans
le calme et la bonne humeur pour revendiquer la journée de huit heures.

La principale filature de Fourmies où travaillaient les ouvriers
en 1891. © Étienne Madranges
Une répression militaire sanglante
Le 1er mai, des
ouvriers se rendent à la mairie pour porter leurs revendications. Culine
recommande le plus grand calme. Des manifestants distribuent des tracts devant
les usines. Des gendarmes arrêtent un membre d’un piquet de grève, ce qui
suscite une échauffourée et une charge de cavaliers puis des arrestations. La
foule exige la libération immédiate des ouvriers mis en garde à vue.
La situation se dégrade
l’après-midi. Les spectacles sont annulés. Des bousculades se produisent. Les
militaires mettent la baïonnette au canon.
A 18h25, un officier ordonne
de faire feu. Les soldats sont équipés du nouveau fusil Lebel, une arme
redoutable.
A l’issue de la fusillade,
neuf morts et trente-cinq blessés jonchent le sol.
Parmi les morts se trouvent huit
mineurs (la majorité est à 21 ans) dont deux enfants et la jeune Maria Blondeau
âgée de 18 ans qui serrait dans ses mains un « Mai » enguirlandé.
La plupart des journaux
évoquent curieusement des désordres, des troubles, des évènements et non un
massacre.
Georges Clemenceau rend
hommage aux victimes et s’indigne à la tribune de la Chambre des députés :
« Il y a quelque part sur le pavé de Fourmies une tache innocente qu’il
faut laver à tout prix ». Il propose une amnistie, qui est rejetée par une
majorité de députés.

Le corbillard qui servit lors de l’inhumation des ouvriers tués
par l’armée. © Étienne Madranges
Une répression judiciaire
impitoyable
Après la fusillade mortelle,
la répression judiciaire ne tarde pas. Contre l’armée ? Contre les
autorités responsables du bain de sang ? Contre les patrons à l’origine du
funeste dérapage ? Pas du tout ! Contre les meneurs ouvriers !
L’indignation populaire est
forte et les autorités cherchent à faire diversion.
Immédiatement neuf
manifestants sont condamnés à des peines de deux à quatre mois de prison ferme
pour entrave à la liberté du travail, outrages et violences à agent, rébellion.
Aucun militaire, officier ou
soldat, n’est l’objet de poursuites.
Deux mois après la journée
sanglante, dès le début du mois de juillet, Hippolyte Culine, responsable
syndicaliste du Parti ouvrier et Paul Lafargue, dirigeant du Parti Ouvrier
Français et gendre de Karl Marx, qui avait donné des conférences dans le Nord
avant le 1er mai, sont traduits devant la cour d’assises de Douai,
le premier, incarcéré à titre préventif, pour provocation à un attroupement
armé, le second, comparaissant libre, pour excitation au meurtre.
Les douze jurés sont bien
évidemment à l’époque des hommes issus de la classe bourgeoise.
Au cours des débats, le
commandant d’infanterie Chapus fait le récit de la journée : « les
groupes devenaient de plus en plus nombreux… tout à coup un groupe armé de
bâtons et drapeau en tête s’avança vivement… je criai aux émeutiers de se retirer ;
mes paroles restèrent sans effet… Pour prévenir une agression, je donnai
l’ordre de charger les armes…les pierres pleuvaient…une poussée nouvelle se
produisit… Les règlements militaires, mon honneur, la sécurité de mes hommes
m’ordonnèrent de commander le feu. Je ne pouvais pas reculer sous peine d’être
réduit à la honteuse nécessité de capituler devant l’émeute… ».
Le procureur général Maulion,
connu pour son intransigeance, requiert une peine sévère.
L’avocat du docteur Lafargue est
Alexandre Millerand, âgé de 32 ans, qui sera plus tard président du conseil.
Millerand dénonce avec vigueur et avec son éloquence froide et rigoureuse l’attitude
des autorités politiques dont le comportement est à l’origine selon lui des
violences survenues à Fourmies. Il démontre l’escalade ayant conduit au
désastre. Il évoque une justice d’exception destinée à faire diversion après la
fusillade et tente de démontrer que Culine et Lafargue sont des
boucs-émissaires, que les ouvriers se trouvaient dans un contexte social
difficile, et que la répression a été disproportionnée.
La brillante plaidoirie de
Millerand ne convainc pas la cour. Culine est condamné à 6 ans de travaux
forcés et 10 ans d’interdiction de séjour. Lafargue est condamné à un an
d’emprisonnement, peine qu’il n’effectuera pas en totalité car il sera élu
député quelques mois plus tard et donc libéré par anticipation.
Le journal « Le
Socialiste » écrit le 8 juillet 1891 : « La France ouvrière ne
fêtera plus le 14 juillet. Après le massacre de Fourmies, après les
condamnations de Culine et Lafargue, il ne peut plus rien y avoir de commun,
même les fêtes, entre elle et ses fusilleurs de la classe capitaliste et
gouvernementale ».

Première page du journal « Le Socialiste » du 8
juillet 1891
Le pape Léon XIII et
l’encyclique « Rerum Novarum »
Deux semaines après les
évènements de Fourmies, le 15 mai 1891, le pape Léon XIII publie sa célèbre
encyclique « Rerum Novarum » sur la condition des ouvriers.
Dans cette encyclique restée
célèbre et récemment évoquée après l’élection du pape Léon XIV qui se situe
dans la continuité du précédent, il évoque d’abord des devoirs de
l’ouvrier : « Il doit fournir intégralement et fidèlement tout le
travail auquel il s'est engagé par contrat libre et conforme à l'équité. Il ne
doit point léser son patron, ni dans ses biens, ni dans sa personne. Ses
revendications doivent être exemptes de violences et ne jamais revêtir la forme
de séditions. Il doit fuir les hommes pervers qui, dans des discours
mensongers, lui suggèrent des espérances exagérées et lui font de grandes
promesses qui n'aboutissent qu'à de stériles regrets et à la ruine des fortunes ».
Puis il s’adresse aux riches
et aux patrons : « Ils ne doivent point traiter l'ouvrier en esclave ;
il est juste qu'ils respectent en lui la dignité de l'homme... Ce qui est
honteux et inhumain, c'est d'user de l'homme comme d'un vil instrument de
lucre, de ne restituer qu'en proportion de la vigueur de ses bras… Aux patrons,
il revient de veiller à ce que l'ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à
la piété ; qu'il ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations
corruptrices ; que rien ne vienne affaiblir en lui l'esprit de famille, ni les
habitudes d'économie. Il est encore défendu aux patrons d'imposer à leurs
subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge
ou leur sexe. Parmi les devoirs principaux du patron, il faut mettre au premier
rang celui de donner à chacun le salaire qui convient… Enfin, les riches
doivent s'interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute manœuvre
usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l'épargne du pauvre, d'autant
plus que celui-ci est moins apte à se défendre, et que son avoir est plus sacré
parce que plus modique ».
Paul Lafargue, détournant
avec humour les termes de cette encyclique qui, bien que critiquant le
socialisme, vient à point nommé en soutien aux travailleurs, en profite pour
publier sous la signature virtuelle et journalistiquement usurpée du procureur
général de Douai, Paul Maulion, une demande d’autorisation de poursuites pénales
contre le pape qui, en donnant des droits aux pauvres, les incite au meurtre et
au pillage.
Le 1er mai est désormais
un jour chômé en France depuis 1947 avec maintien du salaire, après l’avoir été
sous Vichy en 1941. Cette tradition d’une fête légale du travail est
définitivement ancrée dans les us républicains. On y associe la distribution du
muguet printanier.
Les clochettes ont fort
heureusement remplacé les baïonnettes. Mais la loi interdit encore aux patrons
boulangers d’ouvrir leur boutique avec leurs salariés le 1er mai et
de vendre… des chouquettes.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 263

10 empreintes d’histoire précédentes :
• Pourquoi l'armée ouvrit-elle le feu sur les ouvriers en 1891 à Fourmies ? ;
• Pourquoi la projection de "La religieuse" fut censurée, alors que celle de "La bataille d'Alger" ne fut que retrardée ? ;
• Quel général, apôtre de l'ouverture, fit fusiller un autre général, avant de mourir sans procès dans la pénombre d'un cachot ? ;
• 24 heures du Mans 1955 : 80 morts... pourquoi un non-lieu ? ;
• Pourquoi la plume de Pierre se Ronsard fut-elle confrontée à la plume du greffier ? ;
• A quel procès fut confronté un grand Français qui présida le Sénégal ? ;
• Quelle pucelle fut croquée par un greffier puis dévorée par les flammes ? ;
• Pourquoi Honoré Daumier a-t-il été incarcéré par les juges qu'il allait honorer de son crayon ? ;
• Pourquoi l'amende jadis était-elle honorable ? ;
• Comment la scène du "Noli me tangere" s'est-elle glissée dans les plis du droit contemporain ? ;