CULTURE

Pourquoi l'armée ouvrit-elle le feu sur les ouvriers en 1891 à Fourmies ?

Pourquoi l'armée ouvrit-elle le feu sur les ouvriers en 1891 à Fourmies ?
Avis des patrons de Fourmies placardé dans les entreprises le 30 avril 1891. (c) Étienne Madranges
Publié le 29/06/2025 à 07:00

EMPREINTES D'HISTOIRE. Presque chaque année, des incidents émaillent les défilés du 1er mai. Ultras, black blocs et autres trublions se mêlent à la foule paisible et viennent agresser, saccager, insulter. Cette année encore, des élus ont été pris à partie. La République sait toutefois maintenir l’ordre en évitant les conséquences corporelles et a fortiori les pertes humaines. Il n’en a pas toujours été ainsi. Notre chroniqueur évoque cette semaine le terrible 1er mai 1891 qui vit mourir de très jeunes manifestants pacifiques.

Le 1er mai 1886, les syndicats américains obtiennent la journée de huit heures. Mais des émeutes éclatent devant le refus de certains patrons.

Trois ans plus tard, en 1889, le Congrès international socialiste adopte cette date comme la « journée internationale des travailleurs ». Cette seconde « Internationale socialiste », fondée à l’initiative de Friedrich Engels, regroupant des délégations de 20 pays, se tient le 14 juillet 1889 à Paris.

Dès 1890, le 1er mai commence à être célébré comme journée de revendication ouvrière.

La préparation du 1er mai 1891 à Fourmies

Dans la cité textile du Nord, le Parti ouvrier prépare le 1er mai de Fourmies activement. Son secrétaire local, Hippolyte Culine, publie un appel, espérant que « les patrons de Fourmies n’oublieront pas la coutume du 1er mai traditionnel », et précisant les revendications (journée de 8 heures, horaires de travail et paie, hygiène dans les ateliers), les horaires des réunions des délégués et le programme associé : fêtes, représentations théâtrales, bal…

Les travailleurs s’apprêtent à partager des moments festifs et familiaux en utilisant cette journée symbolique comme un moment de revendication pour de meilleures conditions de travail, tout en demandant une bourse du travail, la journée de huit heures, la création de caisses de retraite.

Le patronat local, très conservateur, s’insurge et publie une proclamation :

« Considérant qu’un certain nombre d’ouvriers de la Région, égarés par quelques meneurs étrangers, poursuivent la réalisation d’un Programme qui amènerait à courte échéance la ruine de l’Industrie du pays (celle des patrons et aussi sûrement celle des travailleurs), considérant que dans les réunions publiques, les excitations et les menaces criminelles des agitateurs ont atteint une limite qui force les chefs d’établissement à prendre des mesures défensives, considérant encore que nulle part les ouvriers n’ont été ni mieux traités ni mieux rétribués que dans la région de Fourmies… les Industriels prennent l’engagement d’honneur de se défendre collectivement, solidairement et pécuniairement dans la guerre injustifiable et imméritée qu’on vient de leur déclarer… ».

En réponse, les « Groupes ouvriers de Fourmies » placardent l’appel suivant : « la bourgeoisie et le patronat se liguent ensemble pour déclarer la guerre aux ouvriers qui veulent revendiquer leurs libertés et combattre les abus… ils ont l’audace de dire que tous les ouvriers sont traités comme des seigneurs… il faut leur prouver notre union, leur faire sentir notre mépris, leur montrer que nous ne sommes pas les plus heureux de la terre, il faut fêter avec calme et dignité le 1er mai 1891 ».

Les travailleurs des 37 filatures de coton et de laine de Fourmies sont bien décidés à manifester dans le calme et la bonne humeur pour revendiquer la journée de huit heures.


La principale filature de Fourmies où travaillaient les ouvriers en 1891. © Étienne Madranges

Une répression militaire sanglante

Le 1er mai, des ouvriers se rendent à la mairie pour porter leurs revendications. Culine recommande le plus grand calme. Des manifestants distribuent des tracts devant les usines. Des gendarmes arrêtent un membre d’un piquet de grève, ce qui suscite une échauffourée et une charge de cavaliers puis des arrestations. La foule exige la libération immédiate des ouvriers mis en garde à vue.

La situation se dégrade l’après-midi. Les spectacles sont annulés. Des bousculades se produisent. Les militaires mettent la baïonnette au canon.

A 18h25, un officier ordonne de faire feu. Les soldats sont équipés du nouveau fusil Lebel, une arme redoutable.

A l’issue de la fusillade, neuf morts et trente-cinq blessés jonchent le sol.

Parmi les morts se trouvent huit mineurs (la majorité est à 21 ans) dont deux enfants et la jeune Maria Blondeau âgée de 18 ans qui serrait dans ses mains un « Mai » enguirlandé.

La plupart des journaux évoquent curieusement des désordres, des troubles, des évènements et non un massacre.

Georges Clemenceau rend hommage aux victimes et s’indigne à la tribune de la Chambre des députés : « Il y a quelque part sur le pavé de Fourmies une tache innocente qu’il faut laver à tout prix ». Il propose une amnistie, qui est rejetée par une majorité de députés.


Le corbillard qui servit lors de l’inhumation des ouvriers tués par l’armée. © Étienne Madranges

Une répression judiciaire impitoyable

Après la fusillade mortelle, la répression judiciaire ne tarde pas. Contre l’armée ? Contre les autorités responsables du bain de sang ? Contre les patrons à l’origine du funeste dérapage ? Pas du tout ! Contre les meneurs ouvriers !

L’indignation populaire est forte et les autorités cherchent à faire diversion.

Immédiatement neuf manifestants sont condamnés à des peines de deux à quatre mois de prison ferme pour entrave à la liberté du travail, outrages et violences à agent, rébellion.

Aucun militaire, officier ou soldat, n’est l’objet de poursuites.

Deux mois après la journée sanglante, dès le début du mois de juillet, Hippolyte Culine, responsable syndicaliste du Parti ouvrier et Paul Lafargue, dirigeant du Parti Ouvrier Français et gendre de Karl Marx, qui avait donné des conférences dans le Nord avant le 1er mai, sont traduits devant la cour d’assises de Douai, le premier, incarcéré à titre préventif, pour provocation à un attroupement armé, le second, comparaissant libre, pour excitation au meurtre.

Les douze jurés sont bien évidemment à l’époque des hommes issus de la classe bourgeoise.

Au cours des débats, le commandant d’infanterie Chapus fait le récit de la journée : « les groupes devenaient de plus en plus nombreux… tout à coup un groupe armé de bâtons et drapeau en tête s’avança vivement… je criai aux émeutiers de se retirer ; mes paroles restèrent sans effet… Pour prévenir une agression, je donnai l’ordre de charger les armes…les pierres pleuvaient…une poussée nouvelle se produisit… Les règlements militaires, mon honneur, la sécurité de mes hommes m’ordonnèrent de commander le feu. Je ne pouvais pas reculer sous peine d’être réduit à la honteuse nécessité de capituler devant l’émeute… ».

Le procureur général Maulion, connu pour son intransigeance, requiert une peine sévère.

L’avocat du docteur Lafargue est Alexandre Millerand, âgé de 32 ans, qui sera plus tard président du conseil. Millerand dénonce avec vigueur et avec son éloquence froide et rigoureuse l’attitude des autorités politiques dont le comportement est à l’origine selon lui des violences survenues à Fourmies. Il démontre l’escalade ayant conduit au désastre. Il évoque une justice d’exception destinée à faire diversion après la fusillade et tente de démontrer que Culine et Lafargue sont des boucs-émissaires, que les ouvriers se trouvaient dans un contexte social difficile, et que la répression a été disproportionnée.

La brillante plaidoirie de Millerand ne convainc pas la cour. Culine est condamné à 6 ans de travaux forcés et 10 ans d’interdiction de séjour. Lafargue est condamné à un an d’emprisonnement, peine qu’il n’effectuera pas en totalité car il sera élu député quelques mois plus tard et donc libéré par anticipation.

Le journal « Le Socialiste » écrit le 8 juillet 1891 : « La France ouvrière ne fêtera plus le 14 juillet. Après le massacre de Fourmies, après les condamnations de Culine et Lafargue, il ne peut plus rien y avoir de commun, même les fêtes, entre elle et ses fusilleurs de la classe capitaliste et gouvernementale ».


Première page du journal « Le Socialiste » du 8 juillet 1891

Le pape Léon XIII et l’encyclique « Rerum Novarum »

Deux semaines après les évènements de Fourmies, le 15 mai 1891, le pape Léon XIII publie sa célèbre encyclique « Rerum Novarum » sur la condition des ouvriers.

Dans cette encyclique restée célèbre et récemment évoquée après l’élection du pape Léon XIV qui se situe dans la continuité du précédent, il évoque d’abord des devoirs de l’ouvrier : « Il doit fournir intégralement et fidèlement tout le travail auquel il s'est engagé par contrat libre et conforme à l'équité. Il ne doit point léser son patron, ni dans ses biens, ni dans sa personne. Ses revendications doivent être exemptes de violences et ne jamais revêtir la forme de séditions. Il doit fuir les hommes pervers qui, dans des discours mensongers, lui suggèrent des espérances exagérées et lui font de grandes promesses qui n'aboutissent qu'à de stériles regrets et à la ruine des fortunes ».

Puis il s’adresse aux riches et aux patrons : « Ils ne doivent point traiter l'ouvrier en esclave ; il est juste qu'ils respectent en lui la dignité de l'homme... Ce qui est honteux et inhumain, c'est d'user de l'homme comme d'un vil instrument de lucre, de ne restituer qu'en proportion de la vigueur de ses bras… Aux patrons, il revient de veiller à ce que l'ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à la piété ; qu'il ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices ; que rien ne vienne affaiblir en lui l'esprit de famille, ni les habitudes d'économie. Il est encore défendu aux patrons d'imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe. Parmi les devoirs principaux du patron, il faut mettre au premier rang celui de donner à chacun le salaire qui convient… Enfin, les riches doivent s'interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute manœuvre usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l'épargne du pauvre, d'autant plus que celui-ci est moins apte à se défendre, et que son avoir est plus sacré parce que plus modique ».

Paul Lafargue, détournant avec humour les termes de cette encyclique qui, bien que critiquant le socialisme, vient à point nommé en soutien aux travailleurs, en profite pour publier sous la signature virtuelle et journalistiquement usurpée du procureur général de Douai, Paul Maulion, une demande d’autorisation de poursuites pénales contre le pape qui, en donnant des droits aux pauvres, les incite au meurtre et au pillage.

Le 1er mai est désormais un jour chômé en France depuis 1947 avec maintien du salaire, après l’avoir été sous Vichy en 1941. Cette tradition d’une fête légale du travail est définitivement ancrée dans les us républicains. On y associe la distribution du muguet printanier.

Les clochettes ont fort heureusement remplacé les baïonnettes. Mais la loi interdit encore aux patrons boulangers d’ouvrir leur boutique avec leurs salariés le 1er mai et de vendre… des chouquettes.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 263

  10 empreintes d’histoire précédentes :

Pourquoi l'armée ouvrit-elle le feu sur les ouvriers en 1891 à Fourmies ? ;
• Pourquoi la projection de "La religieuse" fut censurée, alors que celle de "La bataille d'Alger" ne fut que retrardée ? ;
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• Quelle pucelle fut croquée par un greffier puis dévorée par les flammes ? ;

• Pourquoi Honoré Daumier a-t-il été incarcéré par les juges qu'il allait honorer de son crayon ? ;

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• Comment la scène du "Noli me tangere" s'est-elle glissée dans les plis du droit contemporain ? ;


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