SÉRIE
« INDUSTRIE DE LA MUSIQUE » (6/8). Le métavers bouleverse la musique
: entre avatars lucratifs et vides juridiques, les concerts virtuels offrent
des opportunités inédites, mais laissent planer l’ombre de l’IA et des abus
économiques.
Le métavers, cet espace où le
réel et le virtuel se croisent, fascine autant qu’il inquiète. Véritable
eldorado numérique, il ouvre des horizons inédits pour les artistes et les
fans, mais pose également des questions vertigineuses sur les droits d’auteur
et la juste rémunération des créateurs. À la croisée des technologies
immersives et de la législation souvent en retard sur son temps, l’industrie
musicale avance en terrain miné.
Pierre Lautier, avocat au
barreau de Paris pose les bases : « Pour
un artiste, la diffusion de sa création dans le métavers peut représenter un
revenu significatif. On parle d’environ 35 à 50 % des recettes qui reviennent à
l’artiste, notamment lorsqu’il s’agit de représentations très associées à son
image, comme des avatars en 3D. » Ces chiffres promettent monts et
merveilles, mais soulignent aussi un paradoxe : tout est encore à construire.
Contrairement au cinéma ou à l’édition, où les mécanismes de rémunération sont
codifiés depuis des décennies, le métavers reste une jungle contractuelle où
seuls les plus prudents trouvent leur voie.
Les cas concrets illustrent
l’ampleur du phénomène. Ils vont d'Alonso
sur « Grand Theft Auto » à Travis Scott sur Fortnite, qui
a réuni plus de 27 millions de spectateurs. L’événement a généré 20 millions de
dollars de recettes, c’est bien au-delà de ses concerts traditionnels. Ces
chiffres sont impressionnants, mais tous les artistes ne bénéficient pas de
succès similaires. Dans le métavers, l’équation économique repose sur un subtil
mélange d’innovation et de notoriété.
NFT et hologrammes : des
outils de valorisation inédits
À l’ère
numérique, les NFT (jetons non fongibles) s’imposent comme des instruments
puissants pour protéger et valoriser la création artistique. Maître Lautier le confirme : « Les représentations sous forme
de NFT peuvent
être bien rémunérées, car elles prennent en compte l’utilisation de l’image de l’artiste, un peu comme
lorsqu’un nom est associé à des collaborations commerciales. » Cette logique rappelle
les partenariats entre des artistes et des marques de renom, à l’instar de
Beyoncé avec Adidas ou encore Drake et Nike. Dans le métavers, les règles du
jeu ne changent pas tant qu’elles s’adaptent aux fluctuations de l’environnement.
Quant aux concerts en
hologramme, ils restent pour l’heure des exceptions. « En France, on parle de cinq ou six cas seulement », note Pierre Lautier.
Une rareté qui reflète à la fois l’enthousiasme technologique et les obstacles
pratiques. Coûts exorbitants, méthodes complexes : pour l’instant, ces
expériences s’apparentent davantage à des coups médiatiques qu’à un modèle
généralisable.
Un cadre législatif en
construction
La promesse est immense, mais
le vide juridique l’est tout autant. «
Comme souvent, il y a un décalage de quelques années entre les avancées
technologiques et les cadres législatifs », regrette l’avocat. L'Union
européenne a adopté le
Règlement sur les services numériques (Digital Services Act). Il
crée un environnement en ligne plus sûr, en établissant des responsabilités
claires pour les plateformes numériques. Quant à la France, pays au droit
d’auteur parmi les plus protecteurs du monde, elle se heurte à une vision internationale
tournée vers le business. Cette divergence ralentit la mise en place d’une
législation claire pour le métavers. En attendant, ce sont les pratiques
contractuelles qui font office de boussole.
Un exemple marquant est le bras de fer entre
Universal Music et TikTok. En 2021, le géant du streaming musical
avait retiré ses artistes de la plateforme pour dénoncer l’utilisation abusive
de l’IA dans la création de contenu musical. Le conflit s’est conclu par un
accord, mais il a révélé les tensions croissantes entre créativité humaine et
intelligence artificielle. Pour maître Lautier, cette affaire illustre un enjeu
fondamental : « Il est impératif que l’IA
et les environnements comme le métavers soient encadrés d’un point de vue
juridique. »
L’ombre de l’intelligence
artificielle
Si le métavers intrigue,
l’intelligence artificielle inquiète. À Hollywood, la
grève des scénaristes et doubleurs en 2023 a mis en
lumière les dangers possibles : voix synthétiques, scénarios générés par IA, et suppression d’emplois. Ce conflit,
qui a paralysé l’industrie pendant six mois, s’est finalement conclu par un
accord limitant l’usage des technologies automatisées. Mais le message est
clair : sans cadre, les risques sont multipliés.
En France, les inquiétudes
restent pour l’heure théoriques. «
Aujourd’hui, les abus restent limités, mais le risque de généralisation de
l’utilisation de l’IA dans la création musicale est bien réel », avertit le
défenseur. Si les fondamentaux du droit d’auteur – contrefaçon, exploitation
non autorisée – assurent une certaine protection, ils ne suffiront pas à
contenir les dérapages d’un secteur en pleine mutation dont l’aspect économique
ne peut être ignoré.
Une économie en pleine
mutation
Ces événements s’inscrivent
dans une économie numérique où la rareté et l’exclusivité remplacent les schémas
de revenus classiques. Les NFT, par exemple, permettent à un artiste de vendre
une représentation unique ou limitée d’un concert virtuel. Mais ce nouveau
modèle n’est pas sans ambiguïtés. Qui détient réellement les droits sur une
performance numérique ? Si un spectateur revend un NFT représentant un concert,
l’artiste peut-il espérer percevoir des royalties sur cette transaction
secondaire ?
L’autonomie économique qu’apportent
ces outils est prometteuse, mais elle s’accompagne d’une fragmentation des
revenus. Les plateformes telles que Decentraland ou Roblox, qui accueillent des
concerts virtuels, prennent des commissions importantes, et les artistes
doivent souvent négocier âprement pour obtenir des contrats équilibrés. En
l’absence de cadre clair, ces négociations dépendent surtout de la notoriété
des artistes, ce qui avantage les figures établies, mais pénalise les créateurs
émergents.
Le droit moral à l’épreuve du
numérique
Le droit d’auteur français
repose sur deux piliers : les droits patrimoniaux, qui permettent à l’artiste
de percevoir une rémunération, et le droit moral, qui protège l’intégrité de
son œuvre. Mais dans un monde virtuel où tout est duplicable, modifiable et
manipulable, ce droit moral est mis à rude épreuve.
Un cas éloquent est celui
d’avatars numériques représentant des artistes. Les avatars, parfois
hyperréalistes, sont utilisés pour des performances virtuelles ou des campagnes
publicitaires. Que se passe-t-il si la représentation d’un artiste est exploitée
de manière contraire à ses convictions ou sans son consentement ? Dans le
métavers, les frontières entre la réalité et la fiction s’estompent, et avec
elles, les garanties traditionnelles garanties par le droit d’auteur.
L’exemple de la polémique
entourant ABBA, qui a lancé une tournée virtuelle en 2022 avec des hologrammes
représentant ses membres dans leur jeunesse, est parlant. Si le projet a été
salué pour son audace technologique, il a également ouvert la voie à des
dérives potentielles. En effet, des artistes décédés pourraient « revenir » sur
scène sans que leur consentement ou celui de leurs ayants droit soit pleinement
respecté…
L’industrie face au spectre
des abus
Outre l’enjeu des droits,
l’industrie musicale doit également se prémunir contre l’exploitation abusive
des créations artistiques par des tiers, notamment grâce à l’IA. Les
algorithmes capables de créer des morceaux originaux à partir de fragments
d’œuvres existantes posent une question centrale : où s’arrête l’inspiration,
et où commence la contrefaçon ?
Certains artistes ont vu leur
style ou leur voix copiés par des outils d’intelligence artificielle, sans
autorisation. L’exemple d’une chanson générée par IA, prétendument interprétée
par Drake et The Weeknd, a enflammé les réseaux sociaux. Bien que rapidement
supprimée pour violation des droits d’auteur, l’incident illustre le défi
immense auquel les artistes sont confrontés : protéger leur identité numérique.
Vers une normalisation
juridique ?
Si le vide législatif actuel
laisse la place pour des abus, il offre aussi une opportunité unique de
réinventer la manière dont la création artistique est encadrée. L’Union
européenne, par exemple, travaille sur des régulations destinées à uniformiser
la protection des créateurs dans les environnements numériques. Ces travaux
incluent des directives spécifiques sur les NFT, les avatars et l’utilisation
de l’IA dans la musique.
Cependant, la lenteur des
avancées pourrait pénaliser l’Europe face à des géants comme les États-Unis et
la Chine, où les investissements dans le métavers explosent. Les plateformes
américaines, à l’image de Meta (ex-Facebook), progressent à grands pas, tandis
que l’Europe piétine encore pour coordonner ses efforts. La France, avec son
attachement historique au droit moral, pourrait néanmoins jouer un rôle moteur
en proposant des cadres innovants.
Un avenir à co-construire
Pour Pierre Lautier, le
constat est clair : « Une législation
trop rigide pourrait étouffer certaines opportunités. Mais il est fondamental
d’encadrer juridiquement ces nouvelles pratiques pour éviter que les artistes
ne deviennent des outils au service des plateformes. » Les artistes,
eux-mêmes, doivent s’impliquer dans ce débat pour défendre leurs intérêts. Les
syndicats professionnels, les collectifs d’artistes et les sociétés de gestion
des droits ont également un rôle clé à jouer dans la définition de règles
adaptées aux réalités émergentes.
L’avenir des concerts dans le
métavers se construira donc sur plusieurs fronts : technique, juridique et
économique. L’univers numérique promet de transformer la scène musicale et nous
rappelle que l’innovation, pour être véritablement bénéfique, doit
s’accompagner de règles solides et équitables.
Hugo
Bouqueau