DROIT

Le futur des concerts dans le métavers : opportunité ou chaos juridique ?

Le futur des concerts dans le métavers : opportunité ou chaos juridique ?
Publié le 16/02/2025 à 11:00

SÉRIE « INDUSTRIE DE LA MUSIQUE » (6/8). Le métavers bouleverse la musique : entre avatars lucratifs et vides juridiques, les concerts virtuels offrent des opportunités inédites, mais laissent planer l’ombre de l’IA et des abus économiques.

Cette série de huit articles dresse un panorama des pratiques actuelles des acteurs de l’industrie de la musique qui épousent les dernières technologies :

• Droits d’auteur à l’ère du streaming : quelle répartition des revenus ? ;
• L’intelligence artificielle dans la musique : quand la créativité humaine défie les machines ;
• NFT et droits musicaux : une nouvelle forme de propriété ? ;
• Clauses contractuelles : les rouages de l’industrie musicale au prisme des jeunes talents ;
• Sampling musical : créativité ou violation des droits ? ;
Le futur des concerts dans le métavers : opportunité ou chaos juridique ? ;
• Hologrammes d'artistes décédés : la collision entre droit, mémoire et technologie ;
• Contrats musicaux : la révolution des artistes indépendants.

Le métavers, cet espace où le réel et le virtuel se croisent, fascine autant qu’il inquiète. Véritable eldorado numérique, il ouvre des horizons inédits pour les artistes et les fans, mais pose également des questions vertigineuses sur les droits d’auteur et la juste rémunération des créateurs. À la croisée des technologies immersives et de la législation souvent en retard sur son temps, l’industrie musicale avance en terrain miné.

Pierre Lautier, avocat au barreau de Paris pose les bases : « Pour un artiste, la diffusion de sa création dans le métavers peut représenter un revenu significatif. On parle d’environ 35 à 50 % des recettes qui reviennent à l’artiste, notamment lorsqu’il s’agit de représentations très associées à son image, comme des avatars en 3D. » Ces chiffres promettent monts et merveilles, mais soulignent aussi un paradoxe : tout est encore à construire. Contrairement au cinéma ou à l’édition, où les mécanismes de rémunération sont codifiés depuis des décennies, le métavers reste une jungle contractuelle où seuls les plus prudents trouvent leur voie.

Les cas concrets illustrent l’ampleur du phénomène. Ils vont d'Alonso sur « Grand Theft Auto » à Travis Scott sur Fortnite, qui a réuni plus de 27 millions de spectateurs. L’événement a généré 20 millions de dollars de recettes, c’est bien au-delà de ses concerts traditionnels. Ces chiffres sont impressionnants, mais tous les artistes ne bénéficient pas de succès similaires. Dans le métavers, l’équation économique repose sur un subtil mélange d’innovation et de notoriété.

NFT et hologrammes : des outils de valorisation inédits

À l’ère numérique, les NFT (jetons non fongibles) s’imposent comme des instruments puissants pour protéger et valoriser la création artistique. Maître Lautier le confirme : « Les représentations sous forme de NFT peuvent être bien rémunérées, car elles prennent en compte l’utilisation de l’image de l’artiste, un peu comme lorsqu’un nom est associé à des collaborations commerciales. » Cette logique rappelle les partenariats entre des artistes et des marques de renom, à l’instar de Beyoncé avec Adidas ou encore Drake et Nike. Dans le métavers, les règles du jeu ne changent pas tant qu’elles s’adaptent aux fluctuations de l’environnement.

Quant aux concerts en hologramme, ils restent pour l’heure des exceptions. « En France, on parle de cinq ou six cas seulement », note Pierre Lautier. Une rareté qui reflète à la fois l’enthousiasme technologique et les obstacles pratiques. Coûts exorbitants, méthodes complexes : pour l’instant, ces expériences s’apparentent davantage à des coups médiatiques qu’à un modèle généralisable.

Un cadre législatif en construction

La promesse est immense, mais le vide juridique l’est tout autant. « Comme souvent, il y a un décalage de quelques années entre les avancées technologiques et les cadres législatifs », regrette l’avocat. L'Union européenne a adopté le Règlement sur les services numériques (Digital Services Act). Il crée un environnement en ligne plus sûr, en établissant des responsabilités claires pour les plateformes numériques. Quant à la France, pays au droit d’auteur parmi les plus protecteurs du monde, elle se heurte à une vision internationale tournée vers le business. Cette divergence ralentit la mise en place d’une législation claire pour le métavers. En attendant, ce sont les pratiques contractuelles qui font office de boussole.

Un exemple marquant est le bras de fer entre Universal Music et TikTok. En 2021, le géant du streaming musical avait retiré ses artistes de la plateforme pour dénoncer l’utilisation abusive de l’IA dans la création de contenu musical. Le conflit s’est conclu par un accord, mais il a révélé les tensions croissantes entre créativité humaine et intelligence artificielle. Pour maître Lautier, cette affaire illustre un enjeu fondamental : « Il est impératif que l’IA et les environnements comme le métavers soient encadrés d’un point de vue juridique. »

L’ombre de l’intelligence artificielle

Si le métavers intrigue, l’intelligence artificielle inquiète. À Hollywood, la grève des scénaristes et doubleurs en 2023 a mis en lumière les dangers possibles : voix synthétiques, scénarios générés par IA, et suppression d’emplois. Ce conflit, qui a paralysé l’industrie pendant six mois, s’est finalement conclu par un accord limitant l’usage des technologies automatisées. Mais le message est clair : sans cadre, les risques sont multipliés.

En France, les inquiétudes restent pour l’heure théoriques. « Aujourd’hui, les abus restent limités, mais le risque de généralisation de l’utilisation de l’IA dans la création musicale est bien réel », avertit le défenseur. Si les fondamentaux du droit d’auteur – contrefaçon, exploitation non autorisée – assurent une certaine protection, ils ne suffiront pas à contenir les dérapages d’un secteur en pleine mutation dont l’aspect économique ne peut être ignoré.

Une économie en pleine mutation

Ces événements s’inscrivent dans une économie numérique où la rareté et l’exclusivité remplacent les schémas de revenus classiques. Les NFT, par exemple, permettent à un artiste de vendre une représentation unique ou limitée d’un concert virtuel. Mais ce nouveau modèle n’est pas sans ambiguïtés. Qui détient réellement les droits sur une performance numérique ? Si un spectateur revend un NFT représentant un concert, l’artiste peut-il espérer percevoir des royalties sur cette transaction secondaire ?

L’autonomie économique qu’apportent ces outils est prometteuse, mais elle s’accompagne d’une fragmentation des revenus. Les plateformes telles que Decentraland ou Roblox, qui accueillent des concerts virtuels, prennent des commissions importantes, et les artistes doivent souvent négocier âprement pour obtenir des contrats équilibrés. En l’absence de cadre clair, ces négociations dépendent surtout de la notoriété des artistes, ce qui avantage les figures établies, mais pénalise les créateurs émergents.

Le droit moral à l’épreuve du numérique

Le droit d’auteur français repose sur deux piliers : les droits patrimoniaux, qui permettent à l’artiste de percevoir une rémunération, et le droit moral, qui protège l’intégrité de son œuvre. Mais dans un monde virtuel où tout est duplicable, modifiable et manipulable, ce droit moral est mis à rude épreuve.

Un cas éloquent est celui d’avatars numériques représentant des artistes. Les avatars, parfois hyperréalistes, sont utilisés pour des performances virtuelles ou des campagnes publicitaires. Que se passe-t-il si la représentation d’un artiste est exploitée de manière contraire à ses convictions ou sans son consentement ? Dans le métavers, les frontières entre la réalité et la fiction s’estompent, et avec elles, les garanties traditionnelles garanties par le droit d’auteur.

L’exemple de la polémique entourant ABBA, qui a lancé une tournée virtuelle en 2022 avec des hologrammes représentant ses membres dans leur jeunesse, est parlant. Si le projet a été salué pour son audace technologique, il a également ouvert la voie à des dérives potentielles. En effet, des artistes décédés pourraient « revenir » sur scène sans que leur consentement ou celui de leurs ayants droit soit pleinement respecté…

L’industrie face au spectre des abus

Outre l’enjeu des droits, l’industrie musicale doit également se prémunir contre l’exploitation abusive des créations artistiques par des tiers, notamment grâce à l’IA. Les algorithmes capables de créer des morceaux originaux à partir de fragments d’œuvres existantes posent une question centrale : où s’arrête l’inspiration, et où commence la contrefaçon ?

Certains artistes ont vu leur style ou leur voix copiés par des outils d’intelligence artificielle, sans autorisation. L’exemple d’une chanson générée par IA, prétendument interprétée par Drake et The Weeknd, a enflammé les réseaux sociaux. Bien que rapidement supprimée pour violation des droits d’auteur, l’incident illustre le défi immense auquel les artistes sont confrontés : protéger leur identité numérique.

Vers une normalisation juridique ?

Si le vide législatif actuel laisse la place pour des abus, il offre aussi une opportunité unique de réinventer la manière dont la création artistique est encadrée. L’Union européenne, par exemple, travaille sur des régulations destinées à uniformiser la protection des créateurs dans les environnements numériques. Ces travaux incluent des directives spécifiques sur les NFT, les avatars et l’utilisation de l’IA dans la musique.

Cependant, la lenteur des avancées pourrait pénaliser l’Europe face à des géants comme les États-Unis et la Chine, où les investissements dans le métavers explosent. Les plateformes américaines, à l’image de Meta (ex-Facebook), progressent à grands pas, tandis que l’Europe piétine encore pour coordonner ses efforts. La France, avec son attachement historique au droit moral, pourrait néanmoins jouer un rôle moteur en proposant des cadres innovants.

Un avenir à co-construire

Pour Pierre Lautier, le constat est clair : « Une législation trop rigide pourrait étouffer certaines opportunités. Mais il est fondamental d’encadrer juridiquement ces nouvelles pratiques pour éviter que les artistes ne deviennent des outils au service des plateformes. » Les artistes, eux-mêmes, doivent s’impliquer dans ce débat pour défendre leurs intérêts. Les syndicats professionnels, les collectifs d’artistes et les sociétés de gestion des droits ont également un rôle clé à jouer dans la définition de règles adaptées aux réalités émergentes.

L’avenir des concerts dans le métavers se construira donc sur plusieurs fronts : technique, juridique et économique. L’univers numérique promet de transformer la scène musicale et nous rappelle que l’innovation, pour être véritablement bénéfique, doit s’accompagner de règles solides et équitables.

Hugo Bouqueau

 

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